La voix
– « prené la départ émental cenvincink é tourné a goch ô proch hein carf our ».
La voiture
– « vroum vroum ».
La voix
– « vus avé dépaçé le carf our…veyé vus arété sur le bor dela rout en tut sé cur ité
« reparté verle car four déque posibl »…
Je regardais l’écran sur le tableau de bord juste devant le pare brise, on y voyait la carte de la région, les noms de rues et toutes les routes. Même des vicinales et les noms des hôtels en prime…à la demande. Un clic sur la touche « bars et restaurants » et nous voilà presque à table. Notre voiture s’y trouvait représentée par un cercle rouge se déplaçant par à coup dans l’écran. On était maté de près par un GPS.
Au volant, Frank !
– Ouah ! Je rêve, t’as vu elle me dit de tourner… !
Regarde devant ! Me disais-je, c’est pas une émission télé.
J’avais vu cet accessoire de pilotage dans plusieurs taxis parisiens. Les conducteurs n’avaient plus à passer l’examen des « rues par cœur » pour travailler. Avec ce robot file droit et au plus court.
Franck tripotait les boutons de réglage de l’écran de contrôle du GPS de la bagnole. Il regardait d’un œil la route et de l’autre cet engin qui nous guidait sur les routes de la Bresse. On se dirigeait vers un chantier comme chaque mardi avec une voiture louée. Mais comme Franck était très malin et qu’il était devenu copain avec les gars de la location, il avait toujours droit à une luxueuse voiture avec tous les accessoires pour le prix d’un cageot à deux portes. Ce qui m’inquiétait dans l’immédiat c’était l’aller retour de ses yeux. Un coup vers la route au bout du capot, de l’autre cet écran de GPS diffusant une lumière apaisante, dangereuse à 100 kilomètres à l’heure.
De plus j’étais sanglé à la place du « mort » , les abdominaux pliés, les pieds en appui sur le tapis en moquette, contraint de regarder devant, cette odeur d’asphalte et de faux cuir sans aucune nuance flottant dans ce mètre cube de ferraille. Tout ce qu’un corps peut et sait faire, se révélant ici inutile. Tout cet attirail sensoriel au chômage technique. Je me suis rappelé cet ami évoquant son séjour en tôle. Assis ou allongé, quelques pas parfois, la même lumière, la même vue sur les toits environnants offerte par ce fenestron. Mais aussi cette télé important des images du dehors dans les quelques mètres cube en béton.
Dans les deux cas l’espace rendu inaccessible, qu’il soit traversé ou rapporté, c’est en deux dimensions, c’est-à-dire sous la forme même de sa négation.
Et pendant ce temps là l’autre qui conduit à l’aise, content, l’écran du GPS lui apportant la preuve qu’il est assurément en bagnole sur cette départementale qui est bien celle qui mène là où l’on doit aller.
Regarde donc devant! Les dents serrées pour retenir des jurons.
Encore une, une technique plus performante, une qui fait « plus ». Ce que l’on confond par lassitude avec « mieux ». Et sans résistance nous acceptons que la technique soit investie des sens. Mieux, qu’elle devienne les « sens », alors qu’en réalité ils s’effondrent comme l’écrit William Gaddis[1].
« …partout où vous regardez, l’entropie qui submerge toutes choses visibles, le divertissement et la technologie et tous les mômes de quatre ans avec leur ordinateur, chacun son propre artiste, d’où ça vient tout ça, le système binaire et l’ordinateur d’où ça vient la technologie au départ, vous comprenez ? »
Le binaire, c’est George Boole[2]. Merveilleux mathématicien, il crée une algèbre binaire n’acceptant que deux valeurs numériques : 0 et 1. Un tour de force! Boole tentera même de réduire l’univers au miroir de cette logique.
Aujourd’hui cette logique trône dans le fonctionnement de toutes les machines numériques.
C’est formidable car cela marche bien. C’est dramatique si l’on oublie son fondement syntaxique. Cet oubli en fait un outil totalitaire.
La radio ce matin, je bois un café, pas vraiment attentif.
…les quatre alpinistes, tous chevronnés, ont été repérés grâce à leur téléphone portable et le système GPS. L’hélitreuillage dans des conditions météorologiques difficiles a pu être mené à bien. A Val d’Isère notre correspondant…le Capitaine de gendarmerie Biosini que nous avons pu contacter… Les quatre randonneurs sains et saufs…
Super ! Une pensée pour Franck. Il doit jubiler. Le GPS au secours de l’humanité.
Le journal du soir, au bistrot en bas de chez moi, cinquième page, juste avant le foot je parcours ces lignes :
« …le gouvernement népalais… décide d’organiser une grande expédition de nettoyage …concerne les sommets les plus connus tels que l’Everest … 150 sherpas ….descendre 5 tonnes de déchets. …ce serait près de 100 tonnes de détritus qui …plus communément retrouvés …cordes, des toiles de tente, des bouteilles d’oxygène, des emballages alimentaires… des boîtes de conserve …des batteries et même des téléphones portables abandonnés par les alpinistes … »
Bon ça va.
Passons à la page foot, bien que là encore… peu d’espoir.
2002 Germinal Rebull
[1] William Gaddis : Agonie d’agapè 2003 Plon Ed :
[2] George Boole : Mathématicien et logicien anglais 1815-1864 dont l’algèbre sert de fondement à l’émergence de la cybernétique et qui est à la base des programmes informatiques.
4 commentaires
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Selon Heidegger, grand penseur de la technique: La technique n’est pas un instrument neutre mais un « mode de pensée ». Le danger lié à la technique n’est donc pas celui d’une explosion nucléaire ou d’un conflit planétaire destructeur, le véritable danger c’est que la technique devienne « l’unique mode de pensée », ie la seule façon que nous ayons de penser quelque chose. Car alors il nous faudra craindre que l’homme se pense lui-même en termes techniques…
Or, cela a déjà eu lieu. La technique n’est plus un projet dont l’homme serait encore le maître; elle est plutôt la façon dont l’homme moderne se comprend lui-même et comprend le monde, en sorte que l’homme lui-même est mis au service de la technique et non l’inverse.
Oui voila un danger et je suis d’accord .Ou en tous cas c’est une mutation. Prenons un exemple. Si l’art est le lieu où s’exprime la pensée profonde des angoisses d’une société, celui où le compétences les plus sérieuses se manifestent, là où la somme des forces de cette société s’expriment, dans ce cas une sculpture représentative de notre société serait par exemple l’avion Rafale. En effet il répond à des angoisses sociétales, il résulte d’un savoir faire techniciste qui est la somme de ce qu’il y a de plus compétent etc… Dans ce cas il serait de l’art. Et en plus il vole, tue et donc établit un rapport à la mort et il est éphémère. Bien plus fort qu’un gros lapin en plastique. Il n’est cependant pas reconnu comme tel. Soit parce que ce qui est art n’est pas identifié dans son temps comme de l’art, il faut qu’il fasse ses preuves comme objet de fascination, soit parce que finalement ce que nous pensons être de l’art n’est rien qu’un mot pratique pour désigner des indicateurs de nos peurs et désirs dont il me semble que c’est la publicité qui se charge de la représenter. Cela au service de la technique , en boucle . On peut débattre longtemps la dessus. Mais encore oui nous sommes dans une société qui prône l’objet technique comme le plus significatif de nos expressions. La technique est hautement associée à la consommation et donc directement au commerce. Ah, le commerce que c’est beau ! Regardez où se colle le mot art. Culinaire, vestimentaire, viticole, design, marche à pied , escalade…pour les sujets qui me sortent du crâne mais vous pouvez allonger la liste et n’aurez aucune difficulté à trouver n’importe quoi associé à ce mot. Oui n’importe quoi. Dans le fond c’est une bonne idée, tout est art et comme cela on n’a plus à y penser. Et puis comme art et technique sont intimement chargés du sens , et bien soyons de joyeux ingénieurs et de joyeux commerçants. Tout va bien donc.
Oui c’est une mutation et dire si cela est mal ou bien n’a pas de sens. Personnellement j’ai du mal a considérer le Rafale comme un équivalent à un Mondrian. Mais des Mondrian sont maintenant sur des maillots de coureurs cycliste et des pots de yaourts. Tout à coup je doute!
Art et technique on la même étymologie. « Ars » en latin, « techné », en grec, et désignaient tous deux; un savoir-faire: ie un ensemble de procédés visant un résultat pratique, toute activité humaine ayant pour but de produire un objet. L’ Art pensé en opposition à la Nature exigeait des règles. Artiste et Artisan ne faisaient qu’un et possédaient la maîtrise technique. Ensuite, on a distingué l’Art des Beaux Arts qui eux visaient le Beau et non plus l’utile. Ne serait-ce pas un peu comme si on revenait aux sources, à l’origine, excepté que la technique s’est dotée de la technologie, et l’a subbertie, pour envahir le domaine de l’Art avec un A? jv
Texte de Germinal formidable comme souvent. Le commentaire de vassas j. ne manque pas d’intérêt, et le commentaire du commentaire par Germinal m’a presque autant excité l’esprit que le texte original. Facebook, Talmud postmoderne? Gaddis lui-même, commentant ses propres oeuvres, faisait la distinction entre « art » et « technique ». Ainsi il jugeait que « JR » c’était de l’art, et « Gothique Charpentier » juste de la technique. Ce que je trouve injuste, « Gothique Charpentier » restant son chef-d’œuvre, aussi au sens « artisanal » du terme (comme ce qui était exposé au centre la salle du restaurant « Les Charpentiers »). Le grand mérite de Germinal, c’est de rappeler/ de révéler le travail fondamental de Boole, Lequel, à son insu sans doute, formalisait une découverte de Leibniz. Car c’est bien Leibniz, comme l’a montré Heidegger (« Le principe de Raison ») qui est à l’origine intellectuelle de cet empire résillé (GPS compris) dans lequel nous vivons. Ses arguments étaient logiquement si forts que, si l’on acceptait les prémisses (« Nihil est sine ratione ») de ses « 24 Propositions », on était forcé d’accepter tout ce qui s’ensuivait. Par exemple que la tremblement de terre de Lisbonne (critique de Voltaire réfutée par avance) s’inscrivait aussi dans le meilleur des mondes possibles. Plus récemment, celui de Haïti, « naïvement » reçu par certaines de ses victimes comme un moindre mal voulu par Dieu. La métaphysique de Leibniz a son correspondant dans l’algèbre de Boole, où 0+1 = 1 (conjonction ou simultanéité) tandis que 0.1 = 0 (disjonction ou incompatibilité, i.e. nécessité de la succession ou temps). Heidegger avait donc vu juste en l’occurrence, ce qui lui a permis d’assimiler les camps d’extermination à un triomphe de la technique. Leibniz est aussi (ce qu’ignorent Heidegger, bien sûr, et Michéa, ce qui est plus surprenant) le premier grand penseur de ce stade du capitalisme que nous appelons libéralisme (« néo », disons). Au nom d’une telle idéologie, rigoureusement (tel des disciples conséquents de Leibniz), nous devrions tout accepter de ce qui arrive (« Le monde est tout ce qui arrive », soit la totalité des « cas », Wittgenstein), les GPS comme le tremblement de terre à Haïti, le Rafale comme Google (qui nous permet de correspondre), c’est-à-dire aussi PRISM. Et ainsi de suite. Et, au bout du compte, n’est-ce pas ce qui se produit? – d’où, peut-être, la confusion lucide du narrateur/scripteur d' »Agonie d’Agapé », qui ressent comme entropie tout ce dont il souffre dans sa chair et son esprit et réciproquement. « Qui ne dit mot consent », disait-on jadis ou naguère. Nous alignons des millions de mots « contre ». Et cependant…