Nous sommes en 1977 en Tanzanie et pour le foot, faut pas avoir de complexe.
Fidel et moi avons intégré l’équipe du CDA ou agence du Capital DevelopmentAuthority, en charge de réaliser la nouvelle capitale de la Tanzanie. C’est le premier match…
On était tranquilles pendant les entraînements, pas désagréable de faire un peu de sport entre amis dès que le thermomètre donnait son autorisation, quand les dernières heures du jour passent le relais à la fraîcheur nocturne. Pas désagréable d’autant que cela se terminait par des bières chez « Mwana », un lieu indéfinissable situé entre bar, bar à filles, agence de renseignement pour le parti unique aussi, et bien récompensé pour ce faire puisque la camionnette de « Mwana »pleine de robes colorées généreusement remplies surmontées de sourires éclatants, participait au défilé de la fête nationale du travail, et en bonne place, très applaudie quand elle passait devant la tribune des officiels. De vrais amateurs ceux-là. Mais chez « Mwana » on était toujours le bienvenu même comme consommateur modéré.
Entamer la coupe de foot des équipes des administrations tanzaniennes allait changer nos rituels.
Débusqués de notre paisible routine, nous voilà partis pour jouer un premier match contre une équipe de l’infanterie. Et les soldats c’est de l’administration. Dans le camion de l’équipe du CDA, c’est joyeux, les copains chantent et nous avons le commissaire politique qui nous accompagne car c’est obligatoire pour le foot, et surtout on a notre ballon mexicain, un pur cuir parfaitement rond.
On l’oublie trop souvent, des gens qui chantent dans un camion militaire roulant sur une piste peut présager du pire, Il y a des précédents. Sans aller trop loin dans la peur, le petit tandem franco mexicain, Fidel et moi on mouillait un peu quand même, un premier match absolument officiel.
Après une heure de route, tous bien secoués, le camion s’arrête et il n’ira pas plus loin, il a atterri sur le flanc d’une petite colline et la seule partie plate c’est la route par laquelle nous sommes arrivés et qui, nous dit-on correspond au bord du stade, soit la ligne de touche. Ce qui signifie par simple déduction que le terrain c’est plus ou moins la colline. Seul Fidel et moi sommes surpris car les autres ont déjà joué ici l’année dernière. Tout le monde considère qu’un stade en pente avec plusieurs mètres de différence entre les deux côtés, est conforme aux équipements sportifs de notre ligue. Alors on gomme notre étonnement de nos tronches pour y coller des sourires standards et faire normal afin d’éviter d’offusquer les autres car ils se marrent tous. Il n’y a pas le choix, alors on adhère, on ne veut pas être exclus.
Tout autour c’est de la savane sèche. Des gros arbres plus loin limitent la pente d’herbe roussie avec par endroits des plaques de terre ocre.
Quelque chose bouge, un morceau de terrain semble-t-il, mais non c’est un rideau d’une quinzaine de soldats en tenues de camouflage recoupées pour faire des maillots et shorts. Ils ont le catalogue complet pour tous les champs de bataille de la planète, désert saharien, montagnes arides et même jungle birmane ou campagne anglaise. Cela fait une jolie palette de kaki. Ils sont calmes les trouffions et ont des gestes lents, on est dominés avant même de jouer, ils impressionnent. Quand on s’approche pour les saluer on distingue nettement qu’ils ont remplacé leurs yeux par des sagaies pointues. Leurs lèvres sont serrées et parfaitement horizontales pour former comme les lignes d’un cahier. On comprend que c’est là-dessus qu’ils vont écrire le compte rendu de leur prochaine campagne. Ils sont parfaitement affûtés et équipés pour partir à la chasse, nous le gibier, à la chasse au CDA. Il va falloir ruser.
Par contre, pour les pompes, ils sont définitivement bien moins lotis que nous. Quelques bas de rangers réparés mille fois, des reliquats de tennis et à défaut rien, juste leurs pieds. Pourvu qu’ils souffrent, c’est notre salut leurs pieds douloureux.
Après les bonjours on respecte poliment tous les rituels du football professionnel, c’est essentiel pour donner du crédit au championnat. Choix du camp à pile ou face et sans rire s’il vous plaît, colline de gauche ou colline de droite ? Il y a aussi serrage de paluche et chant martial pour eux, lequel en Swahili fait un peu moins guerrier, plus dansant. Nous on les applaudit des fois que cela puisse les amadouer. Tout est consigné dans le registre du championnat entre les mains de leur chef. Rien n’est oublié, jour, heure, joueurs. Enquête oblige. Pour l’administration ils sont impeccablement rigoureux, réglos comme personne, et c’est vrai qu’il n’y a qu’un seul parti politique ici, ça simplifie la feuille de match qui justement a le sigle du comité imprimé en haut à gauche.
Maintenant que le cérémonial footballistique vient d’être célébré il va falloir jouer. Se pose alors l’immense question de comment occuper une colline déguisée en terrain de foot tout en s’économisant la peine de grimper dans les hauteurs. Bien entendu tout militaire sait que le relief bien compris décide du sort des armes mais on ne se fait pas d’illusion. Nous ferons comme nos prédécesseurs et nos successeurs sur cette ligne de front on va l’apprendre vite la tactique. Les soldats c’est leur stade ici, c’est comme s’ils allaient à l’exercice, genre comment préparer une embuscade, ou comment observer sans se faire voir et éventuellement anéantir l’ennemi. On nous recommande quand même, et c’est basé sur les expériences antérieures, de privilégier le jeu dans la partie plate et d’éviter de se casser la santé dans l’escalade. Mais il faudra quand même tenter de faire la différence en essayant des percées de « vive force » pour aller jusqu’aux cages et marquer. Nous sommes venus pour cela, c’est entendu mais c’est optionnel, une opportunité à saisir des fois que…une chance si elle se présente à ne pas louper. Le coach à conscience des difficultés, on le bénit lui et ses recommandations.
Pour le coup de sifflet les deux équipes se répartissent selon la géométrie réglementaire en vigueur, soit des arrières à l’arrière et des avants à l’avant autour du « rond central » que l’on distingue mal car tracé par la pluie et le vent. Toute la clique est maintenant bien répartie partout sur l’étendue de bosses aux limites incertaines, qui sont juste de vagues confins frontaliers, et l’histoire le démontre, des sujets de discorde, des foyers meurtriers. Les kakis d’un côté et une foire colorée de l’autre avec les courageux vers le haut et les économes en bas, le long de la route. On est prêts.
Un seul coup de sifflet autoritaire, un ordre qui secoue le magistral schéma que nous figurons celui qui est décrit dans les manuels de foot. Ce fut la seule fois qu’on l’a respecté le manuel.
Dès les premières passes, respectant les lois de la gravitation, le ballon manifeste son irrésistible tendance à descendre et rouler dans le bon sens, se soustrayant à la volonté tactique, insolente sphère idéale, et comme au foot il faut aller chercher le ballon, le traquer sans répit, nous nous retrouvons vite tous réunis vers le bas, là où sa rondeur et sa masse s’expriment dans la plus grande plénitude, les vingt-deux joueurs moins les gardiens tous à sa suite pour communier autour du fugitif, et on entend au travers de la poussière les psaumes et les cris qui l’attestent. Il a fallu peu de temps pour que tous les joueurs soient invités à admettre cette lanière de terre comme l’unique surface du combat. De rares et courageuses tentatives pour reconquérir les hauteurs sont vite considérées comme inutiles et vaniteuses. Joueurs et ballon sont comme l’écume de vagues inexorablement battues par leur propre reflux qui est ici dominant, comme pour une marée éternellement descendante. On n’a plus qu’à bronzer sur l’étroite grève. La baignade est interdite.
En réalité, comme il faut continuer, les vingt-deux joueurs se déplacent le long de cette seule touche comme dans un couloir. Le corner c’est ce qui il a de mieux, la figure la plus efficace, non pas pour aboutir, cela voudrait dire remonter la pente, mais juste se chamailler, car de fait nous sommes tous et chacun à notre tour dans les coins d’en bas. Les duels pour attraper la balle sont fondamentalement des tests de résistance sur les vêtements, short ou maillot que l’on retient, et ce n’est pas compté comme faute dans ce contexte, ce qui permet de balancer l’adversaire d’un côté vers l’autre et de se créer un passage, éventuellement de tirer assez fort pour le mettre en touche, plus ou moins essayer car on ne la voit pas bien la ligne de touche, on pousse et puis voilà. Pour ce style de jeu l’infanterie est experte et rajoute sa bordée de vacheries. Ces dernières répondent à un protocole précis. Cela commence par un regard assassin pour aborder l’ennemi, puis le méfait accompli, affichage d’un sourire gracieux invoquant le pardon ou plus délicatement la satisfaction comme seule variante. C’est le mode d’emploi pour les coups dans les tibias.
Qui dit touche dit longues palabres relatives aux limites du terrain puisqu’il ne reste que cela comme géographie administrative. Il faut juger pour savoir si elle passe devant ou derrière l’arbuste qui a l’amabilité d’être là pour indiquer la ligne. Personne ne se plaint de ces arrêts de jeu, au contraire, tous sont d’accord pour prolonger le débat. Fidel et moi on est trop courts en Swahili ou en Bantu pour y contribuer, d’autant qu’ils doivent échanger des jurons qui n’existent qu’ici, on n’ose pas imaginer. Alors on en profite pour quémander au commissaire politique qui veille sur le bord, un coup pour la soif. Au moins pour cela il ne consigne pas dans son rapport.
À force de n’utiliser que ce passage, un voile de poussière s’élève au-dessus de nous comme pour donner du volume à cette ruelle qui canalise les allers retours de joueurs en grappes selon qui possède le ballon, on se confond facilement dans cette pénombre de poussières et des coups en douce on a du s’en refiler même entre potes. Le nuage de poussière, aidé par des petits tourbillons de vent, est compact et le volume gagné en hauteur compense ce qui nous est confisqué en surface, nous jouons maintenant dans un brouillard d’où s’échappent des cris et des jurons, Plus personne depuis longtemps ne tente l’impossible diversion vers le haut, on a abandonné les gardiens de but. Il y a là un tacite compromis de ne pas fondre dans cette chaleur pour s’essayer à d’inutiles escalades de la colline. Tellement d’accord sur ce point qu’aucun but n’est inscrit. Il n’y aura pas même un penalty, la zone rouge est trop loin, aucun risque d’émois offusqués, de bagarre générale, car la main c’est quoi dans ces circonstances ? Les mots ne seraient pas suffisants pour l’arbitrer, on passerait aux poings et là on perdrait. Éviter la promiscuité propice aux coups bas dont nos petits gars de l’infanterie raffolent, voilà le programme, marquer ce n’est pas de ce monde, c’est dans la zone des miracles, dans l’au-delà. Il faut simplement s’essayer dans l’élégance en se déplaçant le long de l’étroit passage et se garder des conflits corporels. Le thème de cette danse c’est une lutte sur un petit chemin mystérieux et sur lequel on se croise indéfiniment, mollement maintenant qu’on arrive à la fin du temps. Les déplacements sont assez magiques, ils donnent lieu à la création de diverses figures des corps se cherchant, se fuyant pour n’arriver nulle part. On s’en souviendra.
Les gardiens sont bien placés. À mi-hauteur du terrain et pas dérangés du tout, juste un peu de torticolis peut-être à force de ne regarder que d’un côté. Ils sont souvent allongés devant leurs imprenables cages. Ils regardent depuis les poteaux le ballet des joueurs en contrebas, comme depuis des gradins ou d’une tour. Ils sont de guet les goals, c’est tout. Ils rentreront plus tard, à la fin du service, au rapport et puis voilà.
À la fin, la sueur et la poussière nous ont unis dans une seule couleur sable sombre, les kakis ont disparu avec nous dans le marron universel. On ne sait plus de quel camp il faut défendre l’honneur, mais comme cela n’a pas d’importance on fait semblant pour ce qui devrait être des actes héroïques et tous pourraient avoir le premier prix pour le simulacre. Seul Fidel et moi restons un peu plus clairs à cause de la couche de fond de notre peau et donc on dérouille encore et de tout le monde. Le coup de sifflet final vient comme une rémission pour la soif et pour les bleus sur les jambes. Le commissaire politique qui avait amené de l’eau en quantité vu la chaleur, la distribue en blitz à la fin de la partie et les jeunes de l’infanterie qui ont oublié leur intendance en profitent, ils sourient maintenant, ils ont accompli la corvée du jour. Moins de méfiance aussi entre nous les rend plus entreprenants, ils lorgnent sur le T-shirt de Fidel. C’en est un de publicitaire pour le Tabasco, une immense bouteille rouge sur fond vert. En grosses lettres il y a écrit « Mi Tabasco ! El toque » d’un côté et « Mi Tabasco ! El punto » de l’autre.
On la voit de loin la bouteille rouge ce qui a fait de Fidel un souffre-douleur facile durant tout le match tellement la couleur vive a résisté à la poussière. Les palabres reprennent et faut l’entendre le swahili du mexicain, c’est lui le meilleur des deux étrangers pour apprendre, il est studieux avec son petit dico toujours à portée. Parfois on l’entend dire « no sé », c’est un réflexe naturel qui sur le continent sud-américain permet d’éviter des tas d’ennuis. En conclusion Fidel repart dépouillé de ce qui lui servait de maillot, il ne résiste pas, et puis cela lui évitera d’être trop visible le prochain match, c’est un gentil, il leur file le T-shirt, mais c’est un don pour le collectif impose-t-il car le capitaine des « infanteries » le voudrait pour lui, Fidel n’est pas d’accord et le propose comme emblème de la compagnie, un fanion du souvenir, l’étendard piqué à l’ennemi. On imagine la devise du régiment entier, « qui s’y frotte s’y pique ». Ils se détendent les jeunes affamés de l’armée, ils nous suggèrent de nous engager tellement cela à l’air bien l’infanterie. Merci, le foot suffira.
On blague autour du montant de la rançon, mais le T-shirt convient et laisse à la soldatesque un goût de victoire. C’est rare un T-shirt Tabasco. On est resté là quelques instants pour les vannes. On se serre la louche, on dit quelques commentaires techniques sur le match, du pourquoi nous étions de force égale, ça c’est vrai vu la pente, c’est surtout les gardiens de but qui commentent, eux pas fatigués du tout, ils ont eu le temps de bien regarder de là-haut peinards. L’infanterie chante encore un coup son air martial chaloupé à souhait. On peut danser sur cette ode en Swahili qui vante probablement une mort glorieuse pour défendre la Nation. On rentre, écroulés dans les camions, on cause de la perte du Tabasco et d’un terrain qu’on ne connaît définitivement qu’à moitié, on parle de bière aussi, elle vient dans une heure chez « Mwana » si on ne tombe pas en panne, seule certitude le bar sera ouvert, il n’y a pas d’horaire chez « Mwana ».
Nous étions donc tous autour d’une boule parfaite, tous à la pousser et même tenter de la faire remonter malgré son inépuisable volonté de redescendre. Puis déçus de l’impossibilité de la faire parvenir au sommet on la laissait redescendre épuisés, c’est sa fonction à la balle et nous c’est notre destin, on n’y arrive pas, jamais. Comme dans la vie, on remise à plus tard toute tentative.de la poser au sommet de la colline la balle, on range l’idée dans le tiroir de l’espoir, celui des choses à classer, à voir plus tard, alors qu’il va nous narguer le tiroir, s’ouvrir sans préavis, nous recoller le dossier de l’impossible sous le nez pour pas qu’on devienne d’absurdes héros. Reste cette fraternelle soumission qui nous octroie au moins le droit de picoler ensemble. C’est ça de gagné.
Le soleil nous prépare son feu d’artifice de couleurs gigantesques car c’est bientôt le coucher. En voilà un autre de spectacle, un simple jeu de lumières propice aux rêveries. Il ne manquait plus que cela, le ballon et le Soleil, complices aujourd’hui, demain aussi, il n’y a rien à faire.
On en a appris des choses, ça oui.
C’est bien.
2 commentaires
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À quand le prochain match?
Vivement les phases finales du championnat. Les Buschmen ont reçu une bouteille de Coca-Cola sur la tête sans rien demander. « Les jeunes de l’infanterie » arrachent le Tabasco de haute lutte. Encore des dessins !