Milivoj[1]
Après le cubisme….
Vous pouvez le toiser en plan ou en élévation de face et même côté pignon, c’est presque pareil. De loin ses trois dimensions semblent équivalentes et confèrent au personnage une certaine assise, la stabilité d’un prisme simple. Sa tête indépendamment de son corps répond aux mêmes critères. C’est comme le point de vue d’un dessin anatomique de Durer, une des fameuses stéréométries, quelque chose en quête de l’exactitude. Cela tombe bien Milivoj est un admirateur de Durer.
Milivoj est originaire de la morne plaine au nord de Belgrade et peut-être que là-bas cette densité est indispensable. Contrairement aux études de Durer, en se rapprochant on découvre tous les arrondis et relief de son corps qui sont autant d’amicales prises possibles, comme sur un bon rocher que l’on escalade.
Je le croise sur un chantier de par chez nous et soit il explique ce que sont les Balkans, soit les couleurs d’une peinture italienne du XVIIème siècle. Du chantier ? Son métier d’aujourd’hui, une activité de secours, pas la peine qu’il développe, les choses sont acquises et ne proposent pas de profondes interrogations à cette âme slave. Par contre sur les Balkans il en sait long et il vous produit une synthèse claire, car pour nous l’histoire des Balkans reste très compliquée. C’est bien là-bas que commencent des bagarres entre deux ou trois qui finissent dans l’histoire en première de couverture du monde entier. Allez comprendre. Il est encore meilleur sur la peinture, et toutes époques confondues. Sur ce sujet il est cristal. Normal après avoir enseigné huit ans aux Beaux-arts de Belgrade, avant que justement la mosaïque politique locale lui enjoigne de cesser son professorat. C’est pour cela qu’il est parmi nous désormais. Du plâtre et des pigments, il sait tout puisque son école c’était « a fresco [2]».
Rentré chez lui, après avoir payé son du à l’existence, il reprend crayons et pinceaux. Moi j’ai vu. Il se libère le soir à sa table de travail aménagée dans le séjour, il reprend la feuille de papier et comme il est son seul élève, il apprend bien plus vite, il est aux Beaux-arts de nouveau. Les cours ont changé, il n’en n’est plus aux constructivistes de l’Est, pourtant de solides penseurs que ceux-là.
Ses dessins font le tour de son monde et personne n’en sait rien. A ceux qui ont le privilège de les voir il dit que c’est avec eux qu’il touche le ciel. Aucun doute là-dessus, il y arrive.
[1] Milivoj : artiste peintre serbe réfugié en France, habite la région parisienne. Vit actuellement grâce à son entreprise en bâtiment
[2] Le fait de peindre sur un enduit qui n’a pas encore séché permettant aux pigments de pénétrer dans la masse
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Ted Krasny1
Giant steps….
Quand il vous est présenté, c’est comme l’anglo-saxon capable de vous corriger votre catalan. Et pour quelques-uns de par ici, se faire relever le verbe avec une orthographe de l’académie de Barcelone, c’est inusuel même dit avec son accent. C’est comme s’il avait un pied dans une banlieue de Washington et l’autre sur la rambla de Figueras. Il faut examiner de très près cette acrobatie, une sorte de grand écart au-dessus des eaux. Parlez avec lui, vous allez vite comprendre. Il vous faut trier ce qu’il vous dit. Il y a ce qui passe par sa jambe à l’Ouest ou ce qui remonte par son pied posé à l’Est. Et il pratique cette gymnastique constamment, sans le savoir peut-être, naturellement. Ainsi, il est capable de savourer des anchois finement marinés au vinaigre de chez nous tout en vantant les vertus d’un sandwich au pastrami, ce dernier très courant dans le pays de son enfance. Il mastique avec délices les deux choses, qui, il faut l’admettre, sont quand même assez éloignées l’une de l’autre. Hors du domaine culinaire, il en va de même, ce qui lui permet d’appartenir simultanément et authentiquement à des antipodes. Alors que le grand écart est plutôt une figure au ras du sol, c’est en son milieu, au centre d’un compas immense qu’il nous invite à son meeting, on s’élève et comprend qu’appartenir à la Terre n’est pas seulement un slogan proféré pour faire bien. Il est comme citoyen, oui mais de la patrie de partout. On s’habitue vite à cette juste dimension, Ted Krasny a le bon diplôme pour vous l’enseigner. À la fin de son cours, on est beaucoup plus généreux pour regarder loin et surtout autrement. Cette disposition sienne permet à Ted d’organiser le monde selon d’autres priorités. Par exemple, si vous écoutez un disque avec lui, il vous donne d’abord le nom du label. Pas la réédition, non, le premier, celui d’origine, souvent un vinyl, et avec la date en prime. Accessoirement, vous qui êtes là dubitatif, il vient vous dépanner avec un grand sourire et vous glisse ensuite le nom du producteur, puis celui de tous les musiciens en commençant par le moins célèbre. Le nom du morceau que l’on écoute ? Oui bien sûr qu’il le connaît, mais c’est en option. C’est comme cela que les choses sont perçues du haut de son compas, dans le bon ordre si on veut bien réfléchir. Soit en traversant toute la profondeur des choses. Vous êtes maintenant habitué à sa voix, ses couvre-chefs. C’est comme cela qu’on le devine assis au café, la silhouette d’un chapeau avec cheveux en paquet tassés en dessous. Unique, repéré instantanément. Partagez avec lui la fraternité d’appartenir à une seule planète, justement dans un monde où chacun croit à son illusoire spécificité.
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