De l’optique pour commencer
Annie Coste ([1])
Prisme
Enfants, nous avons tous joué avec un prisme, celui qui nous rendait capable de déplier la lumière et même de parler avec le ciel. Il suffisait de le tenir dans une main, orienter une de ses faces vers l’éclat du soleil, et de vérifier que la pluie des couleurs jaillisse par une autre face. Le jeu se prolongeant pour deviner quelle position serait idéale pour libérer sur le sol ou le mur de la chambre de multiples solutions, autant d’arcs-en-ciel vivants se modifiant à chaque mouvement dans une variété de rayures colorées et immatérielles.
Imaginez quelqu’un qui puisse vous envelopper de son amitié pour chercher quelle orientation de votre verbe permette tout à coup de donner de l’éclat à vos propres couleurs. Cette personne serait un prisme vous aidant à créer votre paysage, le territoire dont les frontières s’élargiraient au-delà de leur contour initial pourrait-on dire.
Annie Coste utilise sa douceur comme un prisme, cela se sait et lui vaut renommée. C’est sa façon de faire, un principe qu’elle a mis en œuvre toute sa vie pour guider ses amis vers le modelé fait de cette palette. Elle ne compose pas, c’est votre propre rayonnement qui révèle l’espace qui est dans la pénombre, comme un peintre qui ne peut avancer que parce qu’il butte sur un obstacle. D’ailleurs, des peintres elle en fréquente continuellement et, lorsqu’elle en rencontre un, elle en profite pour glaner quelques nouveautés et lui passer en échange ses remèdes et ses trucs à elle.
Elle a une spécificité. Née, comme nous tous, après Œdipe ([2]) elle n’a que faire des cartes postales de l’âme vendues sur catalogue par les confesseurs d’aujourd’hui. C’est ce que vous connaissez de vous-même qu’il s’agit, et non pas un boniment pour inventer votre partie ignorée. Au fond, elle tient le prisme et vous, vous faites le tableau. C’est si simple.
L’hiver, alors que l’ombre s’allonge et fraîchit l’air, Annie continue l’exploration de votre continent avec la lumière du feu de bois de sa cheminée. Les contrastes produits par le feu ne sont ni moins vivants ni moins fascinants que ceux inépuisables du ciel. Les flammes renvoient des éclats fugaces et dansants, il y a de la musique dans le crépitement du bois. En plus, elle a une radio ancienne qu’elle n’éteint jamais ou presque, c’est toujours la même station musicale et c’est bien.
Elle s’en va très loin exposer parfois. Alors elle emmène son attirail de campagne, le morceau de verre, sa boîte translucide, ses tubes et pinceaux cristallins, un petit chevalet invisible sur lequel elle posera le visage de son interlocuteur. Elle va au motif comme on dit.
L’écoute est minutieuse. Elle sort alors de la boîte un bleu ciel pour en faire un horizon qui apaise le cœur, ou un vert variable pour éclaircir les pas de ses patients qui s’aventurent dans leur nouveau décor. Il y a le choix des couleurs, car elles sont toutes contenues dans le blanc absolu de la lumière qui traverse le prisme. Elle privilégie l’utilisation de brosses fines pour appliquer des couches successives, s’adaptant très justement au relief de ses sujets. C’est pour cela que le temps qu’elle partage lui est indispensable, que voulez-vous, c’est un métier, il faut s’y connaître.
Nous, pendant qu’elle fait ses portraits dans des contrées lointaines nous restons ici, nous patientons, nous regardons le calendrier, nous demandons à untel s’il sait quand elle sera de retour, car il est temps de reprendre la pose. C’est un signe cela, de demander quand quelqu’un revient, on ne demande pas cela pour tout le monde.
Nous avons la même certitude, c’est qu’à la fin de sa tournée, l’ombre de son regard vous invitera dans un faisceau clair d’une belle journée ou dans le ballet de son feu de cheminée.
La voilà avec son prisme dont elle seule sait rabattre les angles vifs….
[1] Annie Coste : habite Banyuls sur mer
[2] Robert Musil « Oedipe menacé » in « Œuvres pré-posthumes », traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Seuil, Collection Points. Dans ce texte, Robert Musil écrit que lui est « né avant Œdipe » et non pas après. Contemporain de la naissance de la psychanalyse, il s’amuse de l’aisance avec laquelle toute croyance s’accapare de figures héroïques.
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Des mathématiques …. Théorie du chaos viticole
Carles Alonso[1]
Sensible aux « conditions premières »
La Théorie du chaos[2], c’est très simple. Dans un système donné, quelques paramètres bien définis créent un désordre incontrôlable quand ils se combinent entre eux. Ce n’est pas si simple, plusieurs mathématiciens se sont perdus entre les données initiales et le résultat final. C’est dangereux comme théorie. De plus l’expression « Théorie du Chaos », qui est très jolie, est abusivement de service pour toutes sortes de modes en mal de promotion. Ce qui complique encore plus.
Il y a des applications très connues de cette théorie. Ainsi de la prévision météorologique. Nous avons dans ce cas quelques certitudes, telles que la température de l’air en degrés, la vitesse du vent en kilomètre par heure, la pression atmosphérique qui se mesure pile poil. Mais quand nous sommes allongés dans un champ de luzerne à voir les nuages défiler dans le ciel, je devine dans celui-là la silhouette d’un lion tandis que mon voisin y voit la figure du Christ. Et comment calcule-t-on cela ?
La démographie, la stabilité des planètes sont également des sujets que cette théorie s’épuise à mettre en équation selon leur chaotique existence. C’est comme de calculer le rangement de la piaule des enfants. C’est bien un petit nombre de libertés qui engendrent un désordre ingérable.
Or, pas loin d’ici nous avons découvert une application inattendue de cette chaîne causale, et dont l’imprévisibilité est particulièrement délicieuse.
Nous voilà embarqués vers Els Vilars, un hameau situé au large d’Espolla, petit village de catalogne. Nous avons acheté l’huile d’olive à la coopérative et il nous manque du pinard et là-bas nous dit-on, il y en a.
Els Vilars c’est trois maisons regroupées dans un creux des collines, un vrai four quand le soleil en haut de sa verticale se combine à l’absence de vent.
Nous nous mettons à la recherche du viticulteur. Nous appelons mais sans résultat. Entre les feuilles d’un énorme lierre accroché à l’une des maisons on devine une pancarte. En s’approchant on peut lire « Timbre », ce qui signifie ici sonnette. Nous sonnons et c’est de nouveau sans résultat. Nous allons repartir.
Ces données de base débouchent sur un premier accident de l’équation locale. Apparemment, c’est l’action sur le « Timbre » qui fait qu’une fenêtre s’ouvre et qu’une tête y apparaisse. Ces deux évènements échappant à tout calcul prévisionnel.
La tête est celle d’un homme jovial, de bonne figure et au sourire généreux. Il se trouve, et cela est aussi un paramètre à priori bien connu, que l’apparition aléatoire a aussi soif que nous et que pour une fois, suite logique compréhensible par le commun des mortels, la tête nous invite dans sa cave. Nous l’ignorons encore, mais c’est dans ce laboratoire que se développe la mise au net de nouvelles intégrales de la théorie.
Elles vous sont dévoilées en exclusivité ci-dessous.
Le principe initial de Carles, puisque c’est le nom de ce savant, c’est de « ne rien faire », et cela est annoncé comme postulat. Soit, tout le monde doit être d’accord sur les grandes lignes pour pouvoir discuter. L’argument est qu’il y a déjà trop d’incertitudes dans la nature et qu’en rajouter c’est prendre le risque d’en troubler l’harmonieuse musique. Encore valable.
Carles, nous montre une photo de ses vignes. On y distingue à peine les ceps qui dépassent d’une canopée d’herbes en folie. « Ne rien faire » a-t-il dit, et bien cela se voit. L’homme poursuit son académique démonstration. « Ne rien faire » c’est très compliqué, cela exige beaucoup de retenue. Lui doit identifier chaque imprévisible de ces mathématiques, comme le moment de vendanger quand la première bordée d’incertitudes saisonnières a fini de se manifester. Alors il peut faire son vin. Déjà les vendangeurs doivent pénétrer la jungle. Et là il faut faire quelque chose qui tienne compte de la variété sociale de ces derniers, chacun a son humeur. Carles a les bonnes réponses, il connaît plein d’options, il a beaucoup vécu, vous n’avez qu’a regarder ses chaussures.
A la cave il ne fait pas l’impasse sur l’axiome fondateur. Donc pas de tripotage pour élaborer le vin. Se retenir et laisser faire c’est très difficile, tout le monde ne sait pas s’interdire la joie fébrile de la prise de risque. Pas de rajouts, pas d’air parfois sous le bouchon, de la capsule s’il le faut pour préserver la nonchalance des fermentations.
Mais est-ce bon ?
Au bout de deux heures, une nouvelle preuve s’étale sur le bar. Il y a des rangées de bouteilles entamées de chaque coté et au milieu une forêt de verres en folie tout comme les herbes dans les vignes. C’est un ensemble qui atteste que personne n’a rechigné aux essais et vérifications. Nos visages ont viré vers des teintes ocre. Du pif de table à 15°, des pétillants troubles sans sulfites, il ne doit rester que les minéraux d’origine pour nous donner une telle patine. Nous avons des têtes minéralisées. Si la table ressemble à la vigne, c’est bien qu’il existe une règle logique interne qui vérifie l’injonction initiale qui est de ne « Ne rien faire » pour arriver à d’agréables surprises.
D’une année sur l’autre, la production est versatile, chaque cuvée se distinguant de la précédente, sans aucune garantie sur la constance du caractère du vin. Seul un air de famille résiste à la « sensibilité des conditions premières »[3], la dominante conceptuelle de la théorie du Chaos. Ce n’est jamais plus ou moins bon. Cela ne veut rien dire pour ce fervent théoricien du déterminisme viticole. C’est juste du vin qui va bien, très bien. Que l’un voie la figure du lion au fond de son verre et l’autre ressente le goût du Christ sur sa langue ne peut faire l’objet d’aucune notation, c’est juste la preuve que les plaisirs restent aussi multiples que le sont les choses dans la nature. Les vins « Dels Vilars » échappent au carcan des évaluations qui sont la norme du commerce, ils peuvent ne pas plaire dans les conventions et les salons.
On rentre chez nous en faisant confiance à la voiture et aux virages qui ont l’air de bien s’entendre. Nous n’avons pu acheter que quelques bouteilles car tout le reste partait pour San Francisco, parfaite illustration de « l’effet papillon », l’autre nom de la théorie. Effet qui confère à une tournée en catalogne le pouvoir de compromettre une bacchanale californienne. Ou est-ce l’inverse ? Je ne sais plus très bien.
Depuis trente ans, Carles, en respectant les données primaires de ses terres, laisse les jus remplir des bouteilles selon de subtils aléas. Il suffit d’avoir de bonnes relations avec la vie pour que le désordre devienne un bon compagnon de table.
Carles mérite une médaille, mais en mathématique peut-être, une sorte d’annexe à la « Fields »[4] tant il nous a démontré que « Ne rien faire » est le fait d’une imparable logique. Ce serait honorer ce théoricien du Chaos viticole.
Mais lui et les médailles…..
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[1]Carles Alonso : Vigneron bio a Els Vilars (Espolla). http://carrieldelsvilars.com/
[2] La Théorie du Chaos, formulée par Edward Lorenz (1917-2008) est une extension de la Théorie des Catastrophes dont les bases conceptuelles sont dues à René Thom (1923-2002). Celle des Catastrophe est elle même issue de la Théorie des Jeux.
[3] Sensibilité des conditions premières : d’un point de vue mathématique, on dit que la fonction F montre une dépendance sensible aux conditions initiales lorsque :
C’est ce que Lorenz a traduit par : « un battement d’aile de papillon au Brésil peut entraîner une tornade au Texas ».
Cette note s’adressant aux experts.
[4]Médaille Fields : La plus prestigieuse récompense pour la reconnaissance de travaux en mathématiques, souvent comparée au prix Nobel.
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