Cambridge, Massachusetts 1967
1- Armand Fournier a un magasin de meubles d’occasion dans le nord de la ville.
2- Bill Eyre Brooks livre les meubles de Fournier avec son vieux pickup.
3- Prévost et moi on gagne un petit billet de temps en temps en aidant Bill…
Voilà, c’est simple.
À Porter Square l’avenue passe au-dessus du chemin de fer, et au bout du pont, il y a un immeuble donnant tout à la fois sur l’avenue et sur les rails en contrebas. Il est typique de la Nouvelle-Angleterre, tout en bois, mais plutôt négligé, et rarement on y voit des gens en sortir ou entrer.
Un jour, Armand Fournier demanda à Prévost et moi de l’accompagner pour récupérer un meuble à cette adresse. Un fauteuil vendu probablement à un étudiant d’une des universités justes un peu plus loin vers le centre de Cambridge. Fournier affirmait que cet immeuble lui appartenait. Proprio qu’il était, pas moins. Or Bill, le chauffeur attitré, distillait de rares confidences pendant les heures de travail de déménagement, mais il se marrait rien qu’en entendant le mot « owner » de la bouche de Fournier. Il savait qu’en fait ce dernier louait ce bâtiment à un quidam qui lui-même l’avait loué au vrai propriétaire, lequel inconnu de tous, avait fui depuis des décennies le nord de Cambridge et encaissait les loyers en Floride ou ailleurs au soleil.
Ce montage de sous-locations en abîme bien déguisé en propriété, c’était parfait dans les calculs délirants de Fournier dont l’unique souci était d’exister comme un notable sur le Square. C’était une nécessité absolue. Sa cravate, rose-pastel et cependant tachée, attestait de sa volonté d’être vu et respecté. Il fallait donc qu’il soit propriétaire.
Comme sa boutique se trouvait à une minute du square, nous nous rendîmes les trois à pied avec un diable pour rouler le meuble.
Une fois dedans, dans notre dos, la porte close atténuait la rumeur automobile de Massachusetts avenue. Il régnait dans la pénombre du palier de l’entrée un silence illusoire, conséquence de notre étonnement. Devant nous, le hall de départ de l’escalier était bien particulier, de tous côtés délimité par des portes adossées à l’escalier et juste clouées sur le garde-corps, condamnant l’habituel couloir latéral. Au premier étage, tout de suite au bout de la volée, pareil, un autre palier clôt par une série de portes brutalement vissées dans les boiseries anciennes. Toutes les circulations normales pour cet immeuble typique avaient disparu et où que l’on regarde, seules des portes nous faisaient face.
Armand ouvrit l’une d’elles donnant sur un mètre carré de plancher distribuant trois autres portes. Des cloisons en planches à peine jointes avaient dû être rajoutées. Nous étions dans un labyrinthe. Chaque porte passée, d’autres portes encore. Armand avançait dans cet étrange décor sans hésiter, parfait navigateur et le cap assuré.
Il franchit la porte la plus éloignée du palier. Derrière se trouvait une espèce de box délimité par du contreplaqué et des cartons d’emballage. C’est à la lumière d’une ampoule que nous découvrîmes un vieillard, là, simplement assis sur une unique chaise. Il y avait un lit avachi et crasseux. Chaise et lit correspondaient à la surface des lieux. Il ne restait aucune autre place, c’était une espèce de chambre dont la largeur était celle du matelas et dont le côté latéral laissait entrevoir une vague portion de fenêtre. Cette cloison en carton allait mourir en plein milieu d’un bois de la fenêtre dont l’autre partie appartenait probablement à la cellule voisine. Le triste visage de ce locataire tourné vers nous expliquait tout. Nous commencions à comprendre et Armand voyait sur nos têtes s’afficher l’expression de la réprobation. Il coupa court et se vanta, sec et autoritaire, histoire de rendre vaines toutes les critiques. Nous devions le féliciter d’avoir ici créé un « home » pour nécessiteux, c’est cela qu’il nous dit.
Derrière chaque porte se trouvaient quelques mètres carrés pour ranger le rebut humain. Alors, il y en avait des pauvres, autant que de portes. L’immeuble était une cité d’ancêtres, un silo à clochards, tous entassés et bien silencieux dans ce terrier, comme des taupes. Combien de ces niches Armand avait-il composé dans l’immeuble aux mille portes ? Lui, l’architecte de la misère de tout le quartier ? Et à tous les étages ! Seul l’escalier était libre. C’est qu’installer un couchage en pente n’est pas facile, trop compliqué à faire en planches. Mais nous en avions la certitude désormais, Armand n’était pas gêné de parler de densité, il aurait bien voulu rentabiliser l’escalier, il aurait bien aimé en coller quelques-uns de ces immondes boxes dans le volume libre, il aurait pu disposer d’un petit extra de gueux dans tout cet espace laissé vide. Mais il fallait éviter les humiliations dit-il, car les vieux, dormir dans un escalier, ils ne voulaient pas, ce n’étaient que de mauvais souvenirs. Fournier avait cédé, fait une concession. Du coup, l’escalier paraissait immense, une piazza, le seul endroit où une goulée d’air, aussi lourd fût-il, était encore une brise.
Quand il ouvrait une porte en la poussant, on dérangeait inévitablement un citoyen de l’oubli qui levait alors péniblement son regard vers Armand. Cette intrusion n’était manifestement pas souhaitée, le poids des paupières fatiguées par la malnutrition et l’ennui empêchait l’enthousiasme. Les vieux préféraient éviter de voir le taulier à tout jamais. Car en plus du meuble à récupérer quelque part dans cette fourmilière, Armand venait prélever les loyers des reclus, et aucun ne pouvait dissimuler la terreur qu’occasionnait cette inopinée et lucrative visite. Armand avait transformé l’immeuble en ville dédiée à une misérable gériatrie. Lui considérait cela comme une action généreuse, certes contre redevance, mais bien entendu indispensable. Où iraient-ils tous ces gens blanchis par la lumière des quelques ampoules ? Dans la rue ? Dans le froid ? Les ampoules étaient d’ailleurs rares ici, par souci d’économie, le jus était facturé en extra. Combien palpait-il Saint-Armand par tête de son bétail parqué en face de Porter Square ? Et puis il profitait de la visite pour régler les contentieux, les plaintes pour nuisance sonore, l’excès de blattes, les dénonciations pour des trucs sexuels, car il y avait aussi des femmes là-dedans, pas beaucoup, mais allez savoir quelles partouzes se jouaient ici et à toute heure, les dernières secousses de vies fripées. C’était la norme dans Armand’s lupanar, et probablement à la vinasse bon marché, une fête le jour du versement des allocations et pensions. Impérial, il tranchait aussi à propos des luttes territoriales, égrenant ses sentences sans recours. Une cloison en carton cela se déplace, cela fléchit, cela envahi l’un, dépouille l’autre de quelques centimètres carrés. Rien de pire que la juridiction sur la mitoyenneté, tout le monde le sait, les tribunaux sont submergés par les dossiers.
Armand Fournier était féroce, très habile quand il s’adressait à ses résidents. Une voix basse légèrement tremblotante comme dans un film de vampire, celle qui fait peur au ciné. Pas de rébellion possible, la sanction était immédiate. Quand un vieillard essayait de japper fort, c’était la rue, et Cambridge la nuit c’est le jardin de jeu d’une flicaille peu aimable. À sa requête des loyers, les vieux répondaient par de faibles gémissements, bafouillant des excuses pour le retard dans le paiement, du chèque qui arrivera demain, dans quelques jours au pire. Armand connaissait tous les articles, il anticipait, il les aidait pour accoucher en reprenant chaque tentative de justification.
« Mais oui le courrier marche mal, n’est-ce pas ? Je sais, je comprends… »
Le chenil de Fournier était à tous les étages. Il nous faisait une visite tellement officielle que l’on pouvait croire qu’il lisait un dépliant en papier glacé proposant de véritables croisières, des arrangements adaptés et personnalisés pour la fin de vie des démunis. Nous avons tout visité, sauf les sanitaires et c’est la seule chose dont on pouvait remercier Armand. Mais on les a repérés à l’odeur, forte, suffisante pour évoquer l’image d’une cuvette ébréchée ou bouchée, de celle qui invite l’égout chez vous dès que l’on tire la chasse, même si vous êtes au dernier étage.
Nous n’avions pas le droit de nous éloigner et le meuble que nous venions enlever était en haut, un fauteuil défoncé, extrait d’une piaule vide pour cause de décès. Tout sourire Armand il nous rassure, demain elle sera occupée la carrée, c’est mieux à flux tendu et prouve que c’est très demandé, un succès populaire l’immeuble du pont du chemin de fer, une authentique contribution sociale et municipale.
Prévost et moi on était devenus aussi pâles que la tribu en moins d’une demi-heure, pas plus. On venait d’une avenue au bout de laquelle se trouvaient les cinq universités les plus chères de la planète, réparties dans de jolis parcs pleins d’étudiants à la mode et bien coiffés, capables de concevoir l’économie de jours meilleurs pour l’humanité tout entière, tout cela consigné dans de riches documents, comportant toutefois de très discrets alinéas pour mentionner l’éventuel problème des poivrots pour cause de désespoir familial. Quelques renvois bibliographiques ayant trait aux abandonnés par femmes et gosses. La morale, dans les thèses, cela fait des points en plus. Tous ces doctorants des cinq continents, et j’en connaissais, étaient si habiles à faire des graphiques glorieux sur l’évolution de la société, qu’ils étaient à l’évidence capables d’abolir en même temps, les violences sur femmes et les calamités climatiques. Ils pouvaient gratter les étudiants, les futurs acteurs de la grande machine, ils en rendaient des devoirs jolis, ils en avaient des manuels pleins de marque-pages pour les chapitres qui condamnaient la ségrégation et la chasse aux clandestins. Toutes ces forces nouvelles, elles justifiaient presque de l’immeuble de Porter Square. Pour tous ces théoriciens, il serait un prototype remarquable et exemplaire, à cinq minutes des amphithéâtres, le passage obligé par les origines pour marcher vers un avenir joyeux. Ils ne l’avaient jamais visité l’immeuble.
Et Armand faisait le guide de cet astre méconnu, il en développait les grands principes, rendant limpide les cieux où se meuvent des météorites de merde, celles que l’on évite de regarder trop attentivement à la grande lunette de l’observatoire de la vie, des fois que l’une d’elles décide de dévier de son orbite pour venir nous percuter, attirée par notre curiosité, venir chez nous pour bien nous expliquer. Valait mieux ignorer cette balistique, la laisser à de vrais savants. Je croyais encore que les choses étaient en mesure de s’améliorer, et là, je comprenais que l’avenir c’était cela, les décennies à venir seraient de cet acabit, le temps marchait au pas de nos penchants profonds, les pires. La perspective magnifique c’était l’épicerie mondiale avec n’importe quoi en boutique, toutes les cames allaient être négociables, la preuve était écrite sur les murs suintants de cette résidence. C’est les notes de fin de page qui allaient prospérer. Cela n’arrivait pas à des milliers de kilomètres, ce n’était pas un reliquat des siècles passés, non, nous étions déjà tous dans les mêmes rayons du supermarché planétaire, les uns sur les autres, solidaires si l’on peut dire, et nous ne le savions pas encore. Il fallait vite remettre la couverture sur le lit aux punaises pourvu que le ciel reste étoilé, là-bas, au-dessus des pelouses bien entretenues.
Notre grand astronome des âmes, l’éminent Armand Fournier avec sa cravate crémeuse et son costard rayé, il faisait bien dans cette académie, tout à fait à l’aise, un visionnaire. Nos gueules dérangées ne lui ôtaient pas une once de sa condescendance professorale, vrai doyen de faculté devant l’éternel le père Armand. Des élèves à qui il avait fait faire le tour de son domaine, il y en avait eu d’autres, ce n’était pas les deux rigolos qui bossaient avec Bill qui pouvaient prétendre lui faire la leçon. D’autant que Bill, au dire d’Armand, c’était un suspect, un vicieux, surtout quand il réclamait son dû pour les livraisons des meubles d’occasion de sa boutique « Fournier’s used furniture ». Bill méritait la chaise électrique quand il réclamait ses sous et qu’il présentait motifs et comptes pour son travail, Armand remplaçait sa voix de basson par des couinements quand on lui demandait de l’argent, alors tout le contraire de quand il venait prélever l’impôt des vieux. Pour sortir des billets verts, il souffrait, il entrait en transe, il réclamait les urgences. Lui, saisi de malaises profonds sans aucun remède connu, il devenait raide, paralysé complètement, les mains empêchées d’arriver dans les poches, mutilées, réduites à des moignons, les yeux lamentables, le nœud de sa cravate secoué par ses halètements d’agonisant. Il lui fallait un médicament, une piqûre calmante, la spéciale. Sa fièvre tombait quand un petit rabais lui était proposé, un arrangement quelconque qui le pénétrait, injecté directement dans une artère majeure, ou une pilule miracle, celle du petit service en rabiot à rendre dès demain, tel qu’un simple détour juste pour déposer un meuble chez cette cliente. Là, il transigeait, on pouvait lui diminuer l’oxygène, il faisait des gestes, les billets sortaient lentement sur fond de chœur tragique, avec quand même quelques spasmes en comptant les coupures, la tremblote aux mains. Donner des billets, pour Armand, c’était faire un don d’organe de son vivant. Il se crucifiait.
Bill étant absent, il fallait bien qu’Armand en profite pour nous éblouir.
Armand, dans son magasin de meubles d’occasion, avait déjà vaguement évoqué ses recherches pour nourrir les futurs milliards d’affamés grâce à son procédé agricole…on allait voir…
Prochain épisode: « les citrons »…la visite n’est pas terminée…
Les deux dessins sont de Flora Rebull
5 commentaires
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Premier chapitre d’une grande oeuvre à venir: le style, l’esprit sont déjà là, ici… Difficile de faire plus évocateur, effarant et d’un noir comique. J’attends la suite et ne dois pas être le seul.
On ne sent pas vraiment le contexte historique et politique de l’époque. Est ce voulu? Cette histoire pourrait elle se passer en 2015?
Il faut lire le sous titre, il y a une année d’indiquée.
Mais c’est vrai, c’est encore vrai, cela a toujours été vrai, ce sont nos penchants profonds qui légifèrent, et ils ne changent pas. En tout cas pas facilement. Ce qui se passait dans l’immeuble, c’est la règle partout. Il reste par ci par là des îlots qui ne l’acceptent pas, pas plus.
Par contre ce texte est un extrait d’un ensemble d’une centaine de pages en cours dont le vrai sujet est plus décalé encore.
Du plaisir. Moi aussi j’attends la suite avec impatience.
Merci pour votre intérêt, et la suite ne saurait tarder, Armand est devenu frénétique et n’attend que la fin des relectures…des « Citrons ».