A la mi-saison, l’équipe de foot du CDA, est déjà en bas du tableau de la ligue « administration », et elle ne brille pas particulièrement. Nous devons jouer contre l’équipe du personnel de l’aéroport de Dodoma. C’est le seul match où nous nous rendons à pied au stade. Juste de l’autre côté de la ville, au bout de l’avenue centrale. Nous passons devant toutes les épiceries et marchands de bière et croisons aussi des copines qui se fendent d’un encouragement. Elles s’amusent de nous voir déjà en tenue alors que le foot ne les inspire que si elles ont un petit ami dans l’équipe, un héros à qui elles envoient de sourires glorieux et prometteurs. Fidel et moi on n’en a aucun pour l’instant.
Dodoma a beau être la capitale du pays, l’aéroport est calme. Il y a peu de trafic et n’atterrissent ici que des coucous à deux moulins maximum, pas trop grands, réservés aux officiels le plus souvent et parfois à quelques touristes nantis. Mais la piste en dur est bien entretenue et il y a un bâtiment qui sert de hall de passagers avec des bureaux à l’étage ainsi qu’un grand hangar en tôle ondulée.
Le personnel en charge de l’aéroport est très complet, en surnombre d’après les jaloux, tous des fainéants supposés. Travailler à l’aéroport c’est quand même tranquille et c’est un signe distinctif, voire très honorifique. On y compte là beaucoup de gentils et gentilles de la ville, des proches des dirigeants locaux du parti unique, le Chama cha Mapinduzi, le « parti de la Révolution ». Ceux-ci ont la haute main sur les emplois rémunérés et stables et envoient les membres de leur famille travailler ici, juste pour compter les avions dit-on. Ceux qui jouent dans l’équipe « Airport » sont de surcroît en représentation, comme en campagne électorale, d’ailleurs ils ont de bonnes chaussures. L’équipe est là sur le bord de la piste et nous accueille. Tout le monde se connaît, nous sommes voisins et avons des fréquentations du cinéma et des bars en quelque sorte mutualisées. En conséquence de quoi nous pouvons abréger les rituels d’usage pour les grandes compétitions et s’épargner les politesses, comme quand nous buvons ensemble. Il est vrai que plus on joue loin de Dodoma, plus le cérémonial est important et respecté, comme proportionnel aux distances et efforts qu’il faut surmonter pour se rencontrer.
En contrepartie du protocole nous échangeons des tuyaux sur les prochains programmes de ciné et sur l’orchestre qui sera à la tâche ce soir au « Mwana », bar de nuit et Agora des citoyens respectables d’ici. Pour le ciné on apprend justement que les bobines des films devaient arriver par un zinc qui ne viendra pas. Donc nous aurons le même programme toute la semaine, soit « Shaft » et un Bollywood, « Chhoti Si Baat » un truc très compliqué entre trois frères, plein de cousins, des traîtres parmi eux, et vicieux, avec à la fin la maman apparaissant en grand avec costume pour marier sa fille, tartinant l’écran de doux sourires et de larmes émues. Mais quelle musique ils savent faire ! Si ce n’est le match cela valait le coup de venir. Au moins nous voilà renseignés, nous saurons nous organiser, nous verrons les films une deuxième fois et avec plus de soirées au bar.
Comme aucun avion n’est annoncé avant trois jours, nous sommes en sécurité pour jouer sur le stade qui se trouve dans le prolongement de la piste, là ou fini le bitume, juste dans l’axe et bien plat, configuration exemplaire et unique dans la région. Nous savons que nous ne serons pas dérangés par quelque atterrissage inattendu.
L’équipe des «Airport», en plus d’être des pistonnés du parti, comporte des vedettes. La première c’est que le gardien de l’équipe est une gardienne qui a une tenue complète de l’équipe du Brésil très ajustée, taille enfant semble-t-il, ce qui a l’avantage de rendre le meilleur de ses formes, c’est une championne et son anatomie pousse de manière insistante sur les coutures et laisse rêveur sur la limite de contenance de son short bleu qui nous nargue et nous fait des signes. Son fiancé a intérêt à bosser dans la confection ne serait-ce que pour réparer en permanence et éviter débordements et tentations.
L’autre et plus surprenante vedette, c’est que leur capitaine a la jambe gauche qui s’arrête net au niveau de la cheville. Personne n’évoque l’origine de cette perte. S’il est « Airport » c’est qu’il a des cousins au parti qui ont veillé à le récompenser par un bon boulot ici en remerciement du don de son pied, probablement pour raison de service.
Pour corriger la différence de longueur de ses membres inférieurs il a ligoté une chaussure de tennis solidement au moignon, parallèlement au tibia, ce qui lui donne de loin, et pour cette seule jambe, une allure de danseur faisant des pointes. Il a découpé des portions de la chaussure pour qu’elle puisse s’adapter au solde de sa jambe. Elle tient avec des lacets et des ceintures bien serrées.
Ce garçon est costaud avec des muscles en longueur pilotés par un regard de fâché permanent, d’un genre qui tient à bonne distance toute tentative de condescendance ou de moquerie.
Nous, son handicap nous le voyons énorme, comme une aubaine qui fait de nous des oublieux de toute compassion. Nous envisageons sa patte comme un avantage à exploiter sans réserve, la cibler comme le point faible de sa mécanique, la faille par laquelle il faudra passer et foncer vers le but.
Dès l’entame du match on a compris notre erreur, le claudiquant dominait. Ce capitaine agile avait dompté sa patte pour des attaques sauvages et des tirs pointus. C’était le cas quand il mettait le ballon au bout de l’épissure qui maintient sa tennis. On n’a rien compris, rien vu venir, les «Airport» survolaient le terrain en escadrille serrée autour du danseur qui distribuait des ordres et des coups de coude. Mais le meilleur c’était lui quand il avait le ballon, il ne regardait personne, cela devait lui sembler superflu, il nous négligeait, les yeux rivés vers son aiguillon inférieur où il maintenait la balle comme aimantée par la tennis, exécutant des pirouettes inexplicables. Dans le nuage de terre qui le poursuivait il préparait à l’abri des regards ses projets les plus pervers, entre chaque bond sur son pilon percutant bien le sol perpendiculairement, comme un jardinier qui plante des graines, mais ici juste pour entretenir le petit brouillard minéral tout autour, lui bien camouflé. Il en faisait des déboulés et des entrechats le danseur à la pointe, tellement raffinés que c’est lui qui nous enfile les deux seuls buts du match, comme si de rien. Il se déplace, comme nous tous d’ailleurs, poursuivi par son ombre de poussière rouge, juste sa tête dure visible en haut. Soudain, de ce brouillard terreux sort un coup de moignon terrible, comme la bordée de canon d’un combat naval, un boulet sorti de ses sabords, de la fumée du combat, parachevant son ballet magique, fascinant et léger par une salve de terreur. C’était à la fin de son numéro de ballerine qu’il plaçait l’ultime sursaut douloureux de sa jambe blessée nous bazardant du bout de sa prothèse dirigée droit vers le but, avec effet de catapulte vrillant, le ballon dans une course inexorable le long du fil de son regard, cadrée finement dans nos buts. Pour le deuxième but, c’était si violent que sa prothèse en caoutchouc a filé avec le ballon comme pour en vérifier la trajectoire, suivre le ballon et en cas de dérive, refiler un petit coup pour en corriger le cap.
Ses amis alors le portent, se jettent sur lui pour le célébrer, caressent son moignon porte bonheur, ils remettent la prothèse récupérée dans notre cage, ils vérifient les attelles, resserrent les lacets, nettoient, il faut que tout fonctionne de nouveau, tout remettre en ordre de marche, tout à neuf, ce n’est pas fini, on va encore en prendre.
Pas de rémission, car coté colère il est complet, inépuisable et depuis longtemps, probablement du jour où il fut raccourci. Et il la raconte sa peine à la pointe du chausson de fortune, il nous la rappelle des fois que nous n’ayons pas bien compris. Il aurait eu une machette à la place de sa tennis ligaturée, il n’aurait pas hésité, on aurait saigné, il nous trancherait histoire de nous signer une adhésion à durée illimitée pour son club de mutilés. Nous comprenions que chez cet infatigable révolté l’absence de doute lui assurait un respect total. On était battu d’avance par sa rage.
Leur gardienne de but, la magnifique, avait eu le temps de faire causette avec ses supporters regroupés autour de sa cage. Et ils étaient nombreux à admirer sa tenue brésilienne. Par malheur pour nous elle n’eut aucun geste spectaculaire à faire, aucun arrêt en haute voltige tellement on nous tenait éloignés de sa cage. On aurait adoré voir sa musculature à l’oeuvre , des fois, pour contribuer à accentuer les failles dans son short bleu, lui faire péter les coutures.
Encore un match de perdu et rien à redire, les « Airport » c’était la division au-dessus avec des motivations en prime.
Après le match, dans le hall, nous avons bu des bières en chantant gaiement quelques strophes à la gloire du Président. Mon ami Fidel et moi avons essayé la chorale. Ils se marraient encore plus pour notre prononciation du Kiswahili et notre sens du rythme. Pour le chant comme pour la danse on devrait travailler plus assidûment.
Comme il était trop tôt pour aller chez « Mwana », alors nous avons pris le temps d’écumer l’avenue, en nous arrêtant partout pour raconter le match, pour se faire charrier aussi parce que nous les CDA, quand même privilégiés, nous étions nuls par rapport aux pistonnés des «Airport», et nous acceptions leur dépendance directe du parti les obligeant à rester bien classés. L’arbitre, d’ailleurs militant de base zélé, veillait à ce que la victoire soit assurée et puisse devenir un gage de succès pour la révolution. Valait mieux être d’accord avec lui que d’engager un débat politique. Il avait éventuellement des cartons menaçants à distribuer aux contestataires. D’ailleurs nous craignions tout spécialement le prochain match contre les fonctionnaires du Chama cha Mapinduzi, eux-mêmes. On savait que perdre c’était une obligation, écrit en gras dans le règlement. Le score était d’ailleurs sur la feuille de match avant de le commencer.
Pour la remontée de l’avenue nous y étions tous, et c’est au fur et à mesure que le groupe s’est dispersé, lentement, dilué dans la nuit qui arrivait. Le danseur étoile en était aussi et il souriait pour la première fois, apaisé par quelques canettes. On allait tous selon nos dérives incertaines, fatigue et bière contribuant, à écouter des avis cordiaux sur le foot et parfois sur les sujets de la ville, sauf les thèmes électoraux. Tous les joueurs, et nous les deux étrangers qui, quand on dansait avec eux, étaient comme deux cubes dans un panier de fruits ensoleillés, la gardienne qui captait tous les regards et leur capitaine, le raccourci, oui tous agglutinés autour de la bibine, comme un seul alliage fondu dans l’amical creuset de la rue centrale. Nous étions de Dodoma et on se régalait du ciné, des épiceries, des bars. Personne pour dire des reproches ou faire sentir la différence, puisqu’on s’en tenait aux choses justement partagées. Ici on avait le droit d’être mal foutu, pourvu qu’on paye sa tournée offerte avec des élans de tendresse. Si le sentiment d’appartenir à un espace, une latitude et a une famille de cœur, si ce sentiment-là existe, le sol en terre battue de cette avenue le portait dans cette soirée où les dernières lumières du jour s’occupaient de suspendre le temps. Si on était là, dérivant en grappe comme une constellation égarée dans l’avenue, une voie lactée à cette heure, c’était pour l’éternité.
Et c’était bien.
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