– Pourquoi n’avons nous pas de machine à laver la vaisselle ?
Lluis ne répondit pas. Il continuait de rincer des assiettes une par une, soigneusement, quasiment sans bruit. Un style à lui, résultat de ce rendez vous jamais manqué avec la vaisselle du soir. Il avait mis le tablier bleu en toile de plongeur par dessus sa chemise et son pantalon. Pour protéger son uniforme de bureau, comme il disait. Depuis longtemps la visière de sa casquette avait pris une inclinaison juste, cap précis en azimut et en site pour que ses yeux soient à l’abri de l’imparable géométrie des rayons lumineux du tube fluo juste au dessus de l’évier. Seul le bas des montures métalliques des lunettes brillait. Dans l’ombre bienfaitrice de la casquette on devinait des yeux mis clos, aussi doux que les gestes indispensables à faire taire tous ces instruments culinaires dont on attendait qu’ils fassent beaucoup de bruit. Rien de superflu ne venait déranger ce rituel dans cette lumière simple. Une prière devant l’autel d’une église vide ne pourrait pas prétendre à plus de solennité.
– Hein ? Ce serait mieux pour toi, tu pourrais lire pendant ce temps…
Il continua de même, mais la visière avait bougé, je compris que j’allais avoir droit à l’exposé qui venaient juste de s’échafauder entre quelques bulles de savon et une éponge.
– Ce que tu dis n’est pas faux, je pourrais lire, la machine se taperait le boulot ! Mais dans le fond on ne peut pas dire que s’occuper d’ustensiles aussi intimes que le sont nos assiettes, soit sans intérêt ?….
Ah ! bien entendu le rapport au « moi » ! J’oubliais.
Il y allait fort le plongeur. L’artillerie lourde d’emblée…et au moment ou j’allais tenter une salve il me coupa.
– Je sais, la machine à laver le linge tombe en panne je suis le premier à en racheter une pour nous éviter un retour en arrière, celui où les femmes du village réunies, qu’il gèle ou pas…taper le linge, les mains et le dos. Quelle douleur ! Même si ces causettes de femmes autour du lavoir, c’était du social, et perdu pour de bon.
Donc c’était sérieux, il avait pensé à plusieurs tiroirs de sortie. Lluis envisageait toujours les implications du moindre de ses propos dans plusieurs directions. Le mythe du progrès de nos jours est coté en bourse. La machine peut-être fabriquée par des ouvriers d’une usine pénitentiaire chinoise. J’étais sûr que c’était la première option qui avait traversé ses pensées. Tant d’années de lutte, c’était obligé.
– Tu sais je crois qu’à chaque fois que l’homme invente une machine qui lui fait gagner quelque chose, il faut qu’il cède en contrepartie autre chose, une part plus ou moins négociable de lui-même. L’idéal ne s’atteint jamais, c’est comme les gens qui croient que la vérité se trouve en haut d’une grosse montagne. La vérité ? Tu grimpes une colline, et là haut, quoi ? Juste un bout de réponse et surtout un nouvel horizon et d’autres vérités derrière ces collines qu’on vient de découvrir, vas y mézigue ! Recommence à grimper !…
Il venait d’ôter le bouchon du bac. Rinçage des assiettes.
Lluis n’utilisait même pas l’autre bac, mais une bassine en plastique rouge en place.
– Plus économique non ? Me font rire avec la consommation d’eau…
Alors je ne savais plus très bien, où est-ce que le progrès nous libérait ? Un type comme ça, je tombais mal….
– Il y a plusieurs choses qui ne m’ennuient pas du tout, faire la vaisselle en particulier et je sais que je ne suis pas le seul.
J’entends bien.
Lluis quelques instant avant que je ne le dérange devait se promener dans les oliveraies de son village natal. La rêverie faite de cette multitude d’enchaînements de la mémoire. A cet instant, deux assiettes à laver valaient des kilomètres de la vallée de l’Ebre, à son enfance dans les fontaines de montagnes, j’en étais sûr, avec la « somera», l’âne, cet ami des enfants du patelin…
Evoquer le souvenir de Lluis faisant la vaisselle me renvoyait donc bien plus tard à une posture vis-à-vis de « l’idée de progrès ». J’étais devenu méfiant, moins enthousiaste. Adhérer à l’idée que notre époque suivait une courbe ascendante, un chemin dont le talus était chaque fois plus haut du fait de la valeur ajoutée par toute sorte d’inventions, cela je n’en étais plus du tout sûr. Ce modèle appris en maternelle avait du plomb dans l’aile, en tous cas c’est ce que je pensais.
Finalement j’étais dans un monde où le progrès me semblait se concrétiser en quelques marques célèbres, du solide plus que de l’esprit. Ce n’est pas tout à fait vrai, mais pas complètement faux tout de même.
Pas d’excuse, les grecs nous avaient mis en garde. Le progrès, un Eden inventé par nécessité. Un mythe entretenu par l’éternel labeur qui nous fait croire que l’on s’en rapproche. Mais pour chaque pas, j’allais dire pour chaque machine à laver, chaque avancée vers cet espace idéal, on s’en éloigne. C’est la dynamique du mythe, il faut bien l’entretenir, le faire survivre. Le mythe du progrès, une image euphorique pour compenser un réel hallucinant.
Pourtant c’est en contribuant à l’entretien de cette image d’un lointain Elysée, qu’on peut appeler ailleurs la Grande Prairie du Manitou, que se façonne le progrès. Après tout on vit plus longtemps et mieux. Pas partout, loin s’en faut.
Mais la démocratie, la liberté enfin aboutie est peut-être là dans le mécanisme lui-même, dans un processus auquel on ne se lasse pas de participer.
– Tu sais, j’aime faire la vaisselle, c’est un luxe d’intellectuel. Pour qu’on me vende du paradis ce n’est pas facile, il faudrait une machine vraiment extraordinaire.
Sacré Lluis, on est reparti, on grimpe…
1999 Germinal Rebull
9 commentaires
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« Lluis », c’est notre père. Il s’exprimait à propos des tâches ménagères en soulignant que ce sont de nobles tâches.
Je pense souvent à ces paroles et à chaque fois j’y trouve un sens différent… On est reparti, on grimpe…
A travers ce texte, je le revois. Alors que la tablée sirotait le café, Pep, heu… pardon, Lluis, avait déjà attaqué la montagne d’assiettes,
à l’indienne, sans frottements. Il écoutait le brouhaha des fins de repas.
Les histoires de Germinal sont des scénarios prêts à être filmés.
En fait il n’écrit pas. Il dessine. Et comme dans ses dessins, les lignes se croisent au bon endroit.
Salut, Dan!
C’est un bel éloge que tu adresses à ton frère, et amplement mérité. Seulement, à mon avis, Germinal dessine ET écrit. Je dirai même que sa prose n’a rien à envier, bien au contraire, à celle de maints écrivains publiés. Quant à l’aspect scénaristique, ayant eu (hélas?) à oeuvrer dans ce domaine où l’écrivain (l »écrivant »?) se retrouve toujours frustré de A jusqu’à Z (surtout Z), je ne serais pas vraiment d’accord. Ne serait-ce qu’à cause de la pauvreté de ce qui se retrouve sur toute page de script. Certes, dans ce texte, il y a dialogue(s) et didascalies, si l’on veut. Toute la belle descritpion sauterait. Quand tu lis ce qui est conisdéré comme un « bon » scénar par les « professionnels de la profession », tu ne vois rien. L’imaginaire est pour ainsi dire proscrit. Alors que ce texte est si puissamment évocateur qu’il provoque immédiatement une suite de visions, sans oublier la « bande-son ». C’est déjà aussi un film.
C’est la raison pour laquelle nous sommes presque toujours déçus de voir portés à l’écran un grand roman, ou juste un que nous aurons beaucoup aimé. Dans ma mémoire cinéphilique, je ne vois que 2 exceptions: « L’Inconnu du Nord Express » et « Le Grand Sommeil » (qui, du reste, trahissent l’un et l’autre les intrigues originales). Il ne s’agit quand même pas d’une prose comparable à celle de Broch, Musil, Faulkner (massacrés au cinéma, ces deux-là…) ou même de… Germinal Rebull. Lequel, à mes yeux, est tout autant écrivain qu’architecte et dessinateur.
Avec mes meilleurs souvenirs Nicolas
« les tâches ménagères », ce sont « de nobles tâches ».
Pour nous, occidentaux, en Inde, elles sont réservées aux Intouchables. Elles relèvent de l’intime.
Nous, nous les avons désormais confiées aux machines. Pourtant, il y a comme une résistance.
L’une de mes amies, fait la vaisselle, exactement comme Lluis, en la rinçant dans une bassine rouge.
Uniquement pour le plaisir!
La tâche ménagère est ici évoquée au regard d’un possible remplacement par une machine. Bien entendu ce n’est pas envisagé ethnographiquement . On comprend que les « intouchables » souhaitent se défaire de contraintes et souffrances générées par telle ou telle tâche. Il faut admettre seulement que l’exemple est un support pour saisir ce que nous, ici, percevons des divers progrès. Ceci dit il est vrai que l’intimité de certains gestes est remise en cause par ces progrès. Je pense par exemple a ce que l’on écrivait et que le téléphone, le net et autres on littéralement aboli. C’est comme cela. On dit que nos enfants ne savent pas bien écrire parce qu’ils utilisent des raccourcis dans les SMS etc… On peut dire également qu’ils ont inventé un langage. Deleuze évoque cette langue « étrangère » qui dépasse la précédente et est donc l’acte de création d’un écrivain. Les ados y parviennent et plus , on constate qu’ils ne perdent pas forcément la capacité de revenir au formes codées qui sont en cours.
Lluis fait seulement le constat, pour lui, que ce changement est en fait un sujet de réflexion. C’est cela la partie intéressante.
Comme votre amie qui aime faire la vaisselle parce que cela lui appartient, moi j’écris à la main, d’abord parce que la vitesse entre tête et main est plus rapide, je suis un piètre « claviste », et d’autre part l’écrit main permet de conserver une géographie de l’écrit. Ratures, reports additions, petits croquis sur la feuille de papier sont difficilement traçables sur ordinateur. C’est ma vaisselle en quelque sorte.
Lluis avait une bassine bleue.
Comment rattacher la citation qui va suivre à ce blog? Ca vient un peu comme « un cheveu sur la soupe » dans cet espace, mais je n’ai pas su où le caser…Lu, récemment une interview du musicien Aldo Romano qui disait textuellement:
« L’improvisation, ça ne s’improvise pas. Il y a un langage, une arithmétique, une mémoire qu’il faut posséder. On doit diablement maîtriser les codes pour pouvoir ensuite se JOUER d’eux…il faut être transgressif, mais pour le faire, il faut avoir une forme fixe, un cadre. C’est la maîtrise des codes qui permet l’improvisation et favorise la transgression. » (on retrouve G.Bataille, c’est moi qui souligne) « Je crois que le style vient toujours d’un défaut, d’une incapacité qu’on a à reproduire quelque chose. »C’est pourquoi, conclut-t-il, il a renoncé au « free jazz ». Trop libre pour s’enfermer dans le carcan de la Liberté.
De Nicolas Morel à Germinal via gmail
Voilà. Je viens de lire ce texte et je le trouve assez formidable. Cela m’a rappelé certaines réflexions de Lasch (« Le seul et vrai Paradis ») et de Michéa (« Le complexe d’Orphée »), mais ta prose est bien plus concrète, évocatrice et, si j’ose dire, subtilement dialectique.
Si je n’étais pas forcé de me forcer à bosser, je lirais dès maintenant tes autres contributions.
Bien à toi Nicolas
Lasch, je connais il a sacrément secoué le cocotier en son temps. Par contre je vais me précipiter sur Michéa histoire d’y chercher des pères. Les pères ! il sont comme les mamans, des pourvoyeurs de clients pour les psychanalystes. Faut que le commerce tourne.
Finalement des idées on doit en avoir une ou deux par vie. On ré-objective constamment, basta !
Germinal
Cher Germinal,
Quels pères? En tout cas, le tien ne m’a pas laissé une telle impression. Ne va pas en chercher un substitutif (?) chez Michéa. Son mérite principal est d’avoir bien lu Orwell, qui aura beaucoup donné pour notre émancipation. L’opus major de Michéa, c’est « L’Empire du Moindre Mal », qui en apprend long sur la genèse de ce qui s’appelle aujourd’hui libéralisme . « Ultra » ou « néo », il ne fait pas la différence: moi si, je trouve les ultras moins hypocrites, et moins sophistes que les néos tels M. Foucault, le « papa » de la biopolitique, qui avalisait d’avance Thatcher après avoir servi Giscard et absous mezzo voce Pinochet – mais c’était un « génie!. Ce ne sont pas les pères dont il faut se débarrasser, mais des « auteurs/acteurs » (même racine qu' »autorité ». Du reste il n’y en a pas (cf. Rimbaud).
Bien à toi et à tes lecteurs (de + en + nombreux, j’espère) Nicolas
De Nicolas Morel à Germinal via gmail
Puisque nous en sommes aux encouragements: il manque cruellement dans nos contrées et notre actualité des textes tels que les tiens.Les écrits théoriques le sont trop et évacuent le concret – on n’entend, ne voit rien à les lire – et ceux qui se veulent concrets loupent l’aspect réflexif. Je ne pense pas seulement aux Essais de Montaigne (personne ne pourra plus jamais écrire rien d’aussi sublime et évocateur que l’Eloge de La Boétie) mais encore et surtout aux « articles » (c’était publié dans des périodiques, aujourd’hui Facebook mais pourquoi pas un « éditeur-papier »?) que savaient pondre Orwell et Pasolini. Comment ils partaient/parlaient du quotidien: d’un type attendant son train et de la discussion qui s’ensuivait sur un quai de gare, ou d’un petit paysan du Frioul paumé à l’époque de « la disparition des lucioles ». Et les idées naissaient pour ainsi dire de cette épaisseur du vécu. Ton Lluis m’y a fait penser. Déjà j’avais été sensible à cette dimension prosaïque (éloge) dans le texte tramé autour d’une page des « Irresponsables ».
Donc, persiste (et signe?)
A toi Nicolas