Un article paru juste après les élections municipales de Paris de cette année (2020) [1] proposait que finalement ce soit sans le peuple qu’elle se soit tenue , confirmant un peu plus le fait que dans quelque temps les abstentionnistes devenant la majorité du peuple, ceux qui ont la charge de les représenter ont un emploi assez proche de la vacation. En substance l’article suggère que la gouvernance peut se faire sans autre opérateur que la gouvernance elle-même.
À peu près au même moment un autre article nous apprenait que les dirigeants d’Amazon allaient créer des centres commerciaux sans caissières, un peu en retard sur eux-mêmes puisque les centres commerciaux sans existence réelle sont déjà la norme. Démontrant par là que la consommation peut se faire sans autre opérateur que le consommateur lui-même, tous les autres intervenants restant invisibles. La question de la similitude se posait: Etat et Amazon même combat ?
Sans trop m’avancer, il me semble que la notion de démocratie fut le fait de quelques citoyens athéniens. Si aux 30000 habitants de la Cité on ôte les 15000 métèques vivant hors les murs, les 7500 femmes, vivant elles dans les murs, les enfants en bas âge et que dans le solde restant, ceux ayant des moyens de s’exprimer avec un peu de talent constituaient un petite milice alors oui, quelques centaines seraient le bon compte.
À partir du malaise qui venait de la répartition de la propriété agricole, la puissance de la parole de ce petit groupe aura suffi à poser le jalon de la démocratie occidentale. Malgré le faible nombre d’intervenants, une idée novatrice pour tous était née. La loi faisant que la force d’un seul soit remplacée par celle du nombre.
Il va sans dire que de nos jours, les simples gens, les femmes et les divers exclus sont enfin comptabilisés au titre d’électeurs. Ce au bout de luttes historiquement étalées dans le temps et malgré le transfert de la parole vers un jeu de mots mouliné par les médias, chacun restant juge du niveau de « contenu » que ces derniers véhiculent. La démocratie fluctuera en cherchant son équilibre entre une loi raisonnée et l’opinion du nombre. L’opinion pouvant être reprise en main par un seul, l’histoire des médias rentrant en ligne de compte.
L’équation conceptuelle de la démocratie prit forme sous Périclès . L’axiome central étant que c’est avec le peuple que la mécanique fonctionnait [2]. Le calcul étant qu’au plus grand nombre se manifestant il se superposait, une vérité proportionnelle, comme si « plus on est, plus on a raison ». Ils se trompaient souvent et il faut noter que la vérité appartient historiquement à des minorités qui jouent leur rôle de précurseurs, statut qui peu couter cher . Quelques-uns de ces héros visionnaires (les rescapés) se retrouvent à l’occasion d’une opportunité politique, dans des mausolées de l’État, et tout comme de grands peintres, n’obtiennent de la reconnaissance qu’après la fin d’une vie de quasi-métèque.
L’axiome consiste en une vérité induite par la quantité. Le théorème le vérifie par l’action du vote. La preuve par neuf est la légitimité proclamée que confère un bon résultat. Cela résiste au temps. Le vote et la légitimité qui le sous-tend sont invoqués à la moindre secousse de la collectivité, il fait droit sans que parfois l’on ne sache plus de quoi il retourne.
Du moment que c’est voté même par la minorité des citoyens qui n’a pas séché les urnes, le terme démocratie est légitimé. C’est comme un donjon imprenable et c’est cet aspect-là qui a le mieux traversé le temps. Ici il est bon de renvoyer à la lecture des ouvrages d’Alain Supiot [3] sur le périple de la démocratie dans les siècles vu à travers différents prismes. Incontournable. Introduire dans le théorème une nouvelle variable premettrait de mieux se connaître, ce serait la comptabilité du vote « blanc ».
Il y a probablement bien des manières d’examiner pourquoi avant c’était avec les gens et les boutiques et que dans notre présent ou futur proche ce sera sans.
Une façon, celle de votre serviteur, est de pratiquer la géologie amateur, de faire une sorte de coupe sur ce qui est avec ou sans.
Au début, en haut, il y avait des gens qui décidaient avec et pour d’autres gens. Un peu en dessous d’autres et à l’étage inférieur d’autres encore jusqu’en bas. Mais il restait toujours la couche tout en bas, le socle de cette pyramide qui sont les choses. La justice, l’économie, la marine, la religion, la culture, toutes les résultantes de ce qui était entendu et se décidait au-dessus.
Dans un raccourci éclair nous ramenant à l’article du Monde on pourrait dire que l’absence quasiment normalisée du peuple (les gens) n’empêche pas la mécanique de fonctionner. Qui décide alors ? Des élus de circonstance ? Ou bien seraient-ce les choses ? Pas mal d’entre elles en tous cas sont déterminantes dans le choix du bulletin. Aux USA on gagne ou on perd sur le thème central de l’économie des choses.
Donc, tout en haut, les choses décident du vote.
Il y a ensuite des gens, un petit nombre qui veillent à la bonne marche de cette économie. En descendant finalement on trouvera les gens, le peuple lui-même fragmenté en consommateurs plus ou moins capables selon les moyens dont ils disposent.
Il y a eu un lent glissement des plaques. Celles dont la composition étaient avec les gens sont passées de dessus à en dessous. Et inversement celles dont la composition est « sans », se retrouvent tout en haut.
Amazon est un repère clair dans la coupe, un modèle exemplaire, un projet novateur qui prend en charge tout, y compris la culture, si ce n’est pas déjà le cas, et bientôt les religions avec sponsors en option.
L’actuelle crise due à un virus, on le voit sert à promouvoir la stricte légitimité issue des choses : l’économie et elle seule, sur le modèle Amazon. Comme on se doute que ce virus est juste un apéro et que la catégorie auquel il appartient nous cuisine un copieux menu pour les années à venir, l’indigestion est garantie pour ce qui reste des fondamentaux de la démocratie.
Ce qui est bien en géologie c’est la rencontre avec des témoins du passé, des émergences ou des fossiles qui racontent le mouvement. Ainsi il y a des îles, des cheminées, des falaises, des bunkers qui ont résisté aux déplacements et où il est loisible de repérer les traces anciennes, des passages et la position des strates en altitude.
Disons que tout n’est pas perdu, on a encore le droit de se promener dans un paysage qui passe de « à l’endroit à l’envers ».
Que des découvertes en perspectives !
- Le Monde du 18/07 « Les municipales en 2020 ont été une élection sans le peuple » de Jean-Yves Dormagen
- L’idée de démocratie n’est pas réductible aux périodes historiques grecques. Des précédents, des formes plus élaborées ou différentes existent. Voir entre autres « La société contre l’État » ed Minuit 74, de Pierre Clastres.
- Alain Suppiot, Juriste et professeur au Collège de France. Nombreux titres sur le sujet.
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