Nicolas Morel a été dispersé sous forme de cendres dans l’océan Atlantique, c’est cette mer qu’il aimait. Ce fut fait depuis une barque de location. J’aurais bien vu la barque en feu au large, quelque chose ayant à voir avec un rite funéraire de Viking, mais c’eut été aux dépens du cercle très restreint de ses amis et proches qui dans le rôle de marins seraient peu enclin à l’accompagner en volutes de fumée. Nicolas leur aurait expliqué les risques et cela l’aurait fait rire je crois.
Quelque temps avant de se retrouver en particules à saupoudrer l’horizon maritime, je suis allé voir Nicolas avec autant de bonnes raisons que de craintes. C’est souvent le cas quand on tient beaucoup à quelqu’un.
Pour ce qui est des craintes il s’agissait de sa santé. Pas besoin d’être de l’académie pour évaluer une maladie avançant tranquillement, avec comme symptômes bien visibles ces cahiers d’écolier qui restaient fermés et le stylo bille sur le côté ou disparu sous des livres. La maladie opérait son petit boulot consistant à le convaincre qu’écrire était un caprice, une inutile discipline. Même de rajouter ne serait-ce que quelques lignes par jour était devenu un effort trop pénible. Exception faite pour son journal qui à la fin devint le graphique de ses fièvres. De moins en moins de lignes étaient un mauvais signe, il le savait puisqu’il vérifiait lui-même, parfois avec des oublis, suspectés volontaires, comme pour tromper une infirmière. Rien de plus.
Cela faisait longtemps qu’il s’interdisait de jeter de l’encre dans les petits cahiers. Pourtant cela lui aurait permis de donner encore une parole à ce que ses yeux enregistraient de ce monde et qui après un circuit assez trapu dans les plis de son cerveau deviendrait une subtile géométrie tragique ou diabolique que l’on n’obtient qu’en regardant de très près les évènements les plus insignifiants, les plus ordinaires. Nicolas savait bien que tout pouvait être contenu dans le rien. Il faut du talent pour extraire de cette caillasse l’essentiel des forces de la planète, creuser, éclater ces minéraux avec le bon pic, ouvrir partout ou l’outil passe et bien regarder. Il s’en est occupé pendant des années, mais là il n’en pouvait plus, la géologie sur l’humain est épuisante, la chair est une illusion et on atteint vite des couches dures.
Lors de cette visite, comme pour les précédentes, s’il n’écrivait plus, au moins il commentait et toujours précisément. Il ne fallait pas lâcher un propos mal argumenté pour meubler la conversation, il fronçait ses sourcils, qui avec l’âge étaient plus fournis, il attendait un temps et toujours regardant le sol envoyait la salve qui pour le coup était sans appel avec les références, les précisions linguistiques, le schéma dialectique, bref on pouvait aller se rhabiller. Encore une leçon, mais me concernant cela m’était égal d’en recevoir puisque j’étais d’accord sur tout, je suivais son cursus depuis si longtemps. Les différences ne tenaient qu’à l’angle sous lequel on regarde les choses, juste un problème de réglage de la lumière.
Ce jour-là je n’ai pas insisté, j’ai juste écouté et surtout regardé tout autour de lui, sa piaule, la vaisselle dans l’évier et les choses qui traînaient, quelques emballages d’aliments que l’on n’a pas besoin de cuisiner, j’avais compris qu’il ne rangerait plus rien jamais et que les cours à mon attention, c’était le dernier j’en étais persuadé et j’avais raison.
Alors je me suis rappelé la première leçon soixante ans auparavant, c’est relatif aux bonnes raisons de ma visite.
Nous étions dans ce café et à tort je le croyais comme nous lycéen. J’appris vite qu’il avait cessé d’aller à Lakanal avant le bac, pas du tout viré comme ce fut mon cas, mais par choix et sans que cela ne l’affecte. Chose essentielle, il jouait très bien au flipper, habile à contourner tous les pièges tendus par le « tilt ». Le flipper est formidable, car utilisé par un seul, bon parfois à deux, il cristallise une horde de commentateurs et de critiques avisés qui cernent la machine. Aucune étude sérieuse connue à ce jour sur ce phénomène culturel fondateur des années ici mentionnées.
Surtout il en savait plus que tous les copains réunis, ce qui mettait l’efficacité de la pédagogie courante au plus bas. Il était la preuve que l’on pouvait se passer d’écoles. Pas de sujet qui ne lui fasse regretter les murs du Lycée, mathématiques, littérature, plus encore, le cinéma, des textes interdits et même des gravures d’inconnus avec des messages cachés. Les heures économisées de par sa démission de scolaire il les consacrait à vivre.
À force de jouer au flipper avec lui j’appris que « King Kong » était un chef d’œuvre tout comme « Les chasses du Comte Zaroff » ou mieux « Shock Corridor », je l’accompagnais au Quartier Latin voir ces films et tant d’autres, parfois deux dans la journée et je me déniaisais devant l’écran et au café où nous retrouvions.
Le café était un point hautement stratégique. Quatre mille garçons à Lakanal en bas de l’avenue et trois mille filles, plus haut à Marie-Curie vers le centre de Sceaux. Au milieu le parc du Château et ce café comme tour de guet. Un Éden.
Justement avec les filles il était princier, élégant et récompensé généreusement, ce qui m’incitait à le fréquenter assidument et profiter de ses succès qui, je le souhaitais me seraient transposables en vue de mettre les miens en œuvre.
Il m’invita chez lui, l’ancienne manufacture du château de Sceaux à quarante mètres du café, tout le haut de cette longue bâtisse, un dernier étage mansardé, c’était chez lui. Ses parents qui illustraient des livres pour enfants n’avaient en rien commenté de son départ du Lycée. De vraies perles ses parents, je les croisais en passant devant leur table de travail. A une extrémité du bâtiment il y avait la chambre de Nicolas. Très dépouillée, de la lecture étalée au sol, une bouteille de vin entamée, et bien entendu de la visite. Il y avait un aller-retour incessant de filles et garçons entre le café et cette chambre devenue le temple de nos croyances. Nous en avions, car l’époque était propice aux projets magnifiques pour l’humanité entière, avec cela va de soit, avec toute la méfiance envisagée par Nicolas, il y aurait des embûches, rien n’était garanti sauf notre joie de vivre.
En y repensant, sa chambre à Sceaux était presque la même que sa dernière à Douarnenez, un lit défait, des bouquins, une bouteille de vin et quelques verres, c’était cela son université. Des années auparavant j’entrais dans sa chambre de la manufacture vers un monde nouveau, il était la liberté que je recherchais et avec le vin, le jeu d’échecs, c’était les premières leçons, il m’offrait une boussole.
Entre ces deux chambres et des décennies de vie, on peut s’offrir quelques regrets, comme de ne pas avoir été attentif au bon moment ou ne pas l’avoir mis en garde plus fermement, ce qui en passant était plutôt mission impossible.
Aujourd’hui, pour les regrets c’est passé, ce n’est plus le moment et de toute façon il n’écoute plus…
Je garderai le souvenir que jamais il n’y eût de réserve dans la promesse de se rencontrer au moindre signe de l’un ou de l’autre, se voir devenait un objectif vital, et l’expression n’est pas exagérée.
Là, après cette ultime promenade en mer, c’est ma première entorse à cette amitié, je suis en retard pour le prochain rendez-vous, il m’attendra et cela me rend triste.
Nicolas Morel 1945-2020
Œuvres principales outre un nombre important de contributions, scénarios, articles, études, en particulier sur Leibnitz
Au seuil
Lutteurs 1988
L’homme aux rapts 1989
Le faux épaule la mort 1990
Double aveugle 1992
Chez Stock
Comme un châtiment 2002
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