Quand il trônait dans son magasin de meubles d’occasion, et hors la présence de toute clientèle, sous la forme d’une quasi-confidence, Fournier évoquait ses recherches destinées à nourrir l’humanité entière grâce à un procédé agricole tout inventé par lui.
Et là dans cet immeuble, il nous tenait, il allait nous prouver son immense savoir. C’était l’occasion pour nous en mettre plein la figure. Prévost et moi, seuls dans le labyrinthe, sans issue et sans aucun secours immédiat, il tenait son audience. On le sentait préparé, il avait lâché quelques mots par-ci par-là à la cantonade, que c’était ici, dans la réserve des pauvres, qu’il avait son laboratoire et qu’il allait nous faire une surprise, car il voulait nous distraire de notre malaise occasionné par la visite de sa favela en étage. Il avait bien vu nos têtes d’enterrement, il devait se redorer.
Sur les inventions botaniques d’Armand, Bill nous avait déjà prévenus, mais en se marrant, comme toute la faune qui gravitait autour du magasin. Des alcooliques de métier, d’autres déménageurs, quelques ébénistes ou luthiers, les voisins, la petite taulière du restaurant italien mitoyen du magasin, presque tout le quartier vraiment qui rigolait dans le dos d’Armand dès qu’il avait terminé un petit récit de sa savante composition. Il avait peu de soutien populaire pour ses fables. Armand Fournier quand il était fâché, leur servait de vraies leçons, de magistrales incantations scientifiques, juste pour les humilier. C’est qu’il avait des amis haut placés dans des laboratoires de recherche des universités de Cambridge, surtout à Tufts University où il était reçu, affirmait-il, comme un messie. Et bien au-delà, jusqu’à Montréal où il avait passé le gros de sa vie. Mais devant la bande d’ignorants du quartier indifférents aux misères du monde, il laissait planer des abîmes de mystère sur ses connaissances, par omission principalement, il laissait juste passer les titres de son grand œuvre, pas question de rentrer dans les détails, nous étions indignes, alors que tout était consigné et hautement confidentiel. Rien à faire pour avoir le début d’une précision. Seuls ses pairs, des chapelles de savants étouffés de jalousie, étaient habilités pour écouter sa messe botanique.
Mais ici dans la pénombre des couloirs puants, Armand allait dévoiler sa science.
Cela consistait à faire pousser fruits et légumes, non pas à leur taille normale, mais dix fois plus gros nous dit-il.
Il suffisait d’y penser et Armand avait trouvé la chimie géniale. Toute la question était de comprendre comment les sucs fondamentaux pouvaient s’exprimer pleinement grâce à cette procédure inventée par lui, celle où l’épuisement des sols était un fait inconnu et où la puissance nourricière de la terre était libérée. Alors là, dans cet immeuble rempli de viande fatiguée, il nous invite dans un box, celui dans l’angle de l’immeuble, au dernier étage, le seul avec deux fenêtres au Sud. Il pousse la porte sans manière, il est chez lui. Un vieux y logeait bien entendu, assis dans un fauteuil dont le velours est laqué par des couches de crasse, affichant un sourire préparé d’avance. Il avait entendu les éclats de voix dans les couloirs, la claironnante visite d’Armand, les engueulades pour loyers impayés. Le vieux, il la calculait bien l’intrusion du propriétaire supposé. Ce locataire-là faisait moins misérable, mais tout aimable et soumis. Son box plus grand se distinguait des autres par deux mètres carrés de rabiot, de la lumière, et devant les deux fenêtres, des pots avec de véritables arbres, un citronnier et un oranger. Une vraie oasis dans cette grisaille. Après les mots d’usages pour nous excuser auprès du vieux, Prévost et moi nous nous retrouvons devant les végétaux, le citronnier porte deux fruits gros comme des melons, il disait vrai Armand, frétillant derrière nous de l’honneur qu’il faisait de nous permettre la visite de sa pépinière cosmique. Il observait nos visages merdeux qui avaient osé douter de son excellence. Il était tout excité, sa salle chauffait, il allait s’envoler. Devant le citronnier, il commence à déballer sans retenue, il caresse les citrons géants comme un chirurgien reconnaît la surface d’un abdomen qu’il s’apprête à bêcher au bistouri. On voit les manchettes de sa chemise qui encadrent ses mains grassouillettes, elles sont comme le velours du fauteuil du vieux, amidonnées à la sueur. Nous ne pouvions pas voir la terre dans les pots, seulement un tas de cheveux de toutes les couleurs, des bouclés, des crépus, des roux, toute la tapisserie répugnante d’un carrelage d’un salon de coiffure.
— Vous comprenez, tout est là !, les cheveux c’est pour que les ions positifs récoltés par les systèmes pileux nourrissent la plante.
Nos visages forment instantanément des points d’interrogation.
— Le soleil dehors, il charge les cheveux de tout le monde, ne savez-vous pas ?
Armand sent la piaule prête, l’ambiance y est, rideau ouvert, rai de lumière sur le citronnier qui est comme pour un arbre de Noël sous les tropiques avec comme guirlandes, des citrons énormes gravitant dans les branches. Prévost et moi on est figés à cause de toute cette nouvelle science juste énoncée et surtout devant ces prototypes de la corne d’abondance d’une ère à venir, la disparition des famines. Le petit vieux de service, ce spectacle il l’a déjà vu, mais il fait la claque quand même, il dodeline de la tête, il acquiesce et c’est son intérêt, car Armand ne supporterait pas dans la crypte à fruits un dissident, un traître. Non le vieux est dans son rôle, il participe, il vote pour à chaque oracle proféré par le seigneur des lieux.
Après un silence, Armand se racle la gorge, son costume guimauve pète dans le décor, on ne voit que cela, il n’y a plus que lui et les citrons. Nous les spectateurs, nous sommes en arrêt. Ce silence c’est comme être en bout d’une piste d’envol idéale où tous les vents sont favorables et la météo excellente. Devant la fenêtre et le citronnier, Armand entame son discours inaugural et déballe ses formules botaniques uniques, tout cela pour un parterre d’ignares certes, mais tous ses obligés. Son succès est assuré.
Armand met les gaz, plein pot il va nous honorer de sa grande démonstration, nous refiler des secrets maintenant qu’il nous tient hypnotisés.
Cela commence par le développement d’un grand principe relatif aux canaux ioniques et de la fantastique vitesse et énergie des particules qui y circulent. Mais plus encore, il s’agit de particules qui ont de la discipline. Tous ces ions bien rangés par spécialité pour les circonstances. Là, les gars du sodium, et à côté complètement en harmonie, la légion potassium, essentielle pour l’engrais, sans oublier les ennemis qui guettent. Tous ces autres ions, tous ceux dont j’ai oublié le nom et qui s’évertuent à contrer le courant bienfaisant, une cinquième colonne capable de faire du citron salé, ultime sabotage. Ce sont des ions hostiles à la bonne gastronomie. Mais Armand sait déjouer les ruses de ces félons, il sait favoriser les bons, ceux du potassium surtout, les prioritaires, et il a ses trucs.
Il nous interroge, pose des questions dont il est sûr qu’aucun de nous n’apportera de réponse, et il savoure notre silence d’analphabètes, il attend pour nous refiler le corrigé dans la foulée. Il en profite pour nous farcir d’évidences longuement mûries par lui. « Ah ! Mais c’est qu’on ne connaît même pas cela ? »
Avec des airs qui nous enterrent plus bas que cons. Il joue le grand mufti, il sait tout, on périra avec la grande masse si on ne signe pas tout de suite en bas de ses feuillets et sans condition. Les énormes citrons nous regardent menaçants, imposent la rémission.
— C’est que les ions, nous dit-il, ils dépendent de l’électricité, de la statique à ne pas confondre avec l’autre, celle des lampes.
Prévost et moi sommes confus de bêtise et à notre âge c’est innommable, on ne sait pas cela que les ions se meuvent alors que l’électricité est statique. Nous, à priori on croit d’abord aux primats du vocabulaire. On est plutôt des littéraires. Alors Armand carrément il nous colle un zéro pointé, en nous sortant que la statique elle est quand même dans le mouvement par la différence de potentiel entre la terre et le ciel comme elle l’est pour la vie. C’est la lutte entre le bien et le mal. Il devient mystique, car c’est comme entre paradis et enfer qu’ils se baladent les ions avant de s’enfourner, convaincu de la noblesse de leur mission, dans les entrailles du citron et de lui craquer les boyaux, violemment jusqu’à le rendre obèse. C’est la différence de potentiel qui les fait bander toutes ces particules et ils jouissent les agrumes là-haut, jaune vif de plaisir, le potentiomètre de leur libido explosé. Et ce sera valable pas que pour eux, ici c’est juste parce qu’il n’y a pas assez de place. Mais qu’on imagine une serre professionnelle avec des citrouilles, des fayots et des bananes. Les bananes géantes cela nous cause, nous les voyons majestueuses, toute l’humanité enfin repue.
Il fait le faux surpris Armand, il joue des sourcils, il est bon dans son guignol. Il se pose des questions sur nos origines de crétins, de quels diplômes nuls nous nous revendiquons. Il souligne notre oubli de l’essentiel, notre manque de curiosité, là au moment où sa démonstration imposait que les spectateurs contestent la validité du principe de l’équilibre des particules atomiques, il n’y a que notre mutisme. Il avait bien sûr tout prévu pour arriver à l’acte suivant, puisque pour sa représentation personne ne siffle, jamais, et lui a la réponse, le truc qui vous assomme. Il nous le crache en pleine poire, bien articulé, après un silence de cimetière, et il propose la résurrection de l’humanité, pas moins.
— Les cheveux !! C’est les cheveux !!
C’est eux la pile inépuisable, ils doivent être frais cela va sans dire. N’avons-nous donc jamais remarqué que le plastique du peigne avec lequel on se fait mignon excite notre pilosité et que les cheveux aimantés se mettent à gigoter, oui le plastique et le soleil, c’est là que se cumule l’énergie, la seule et vraie, la statique.
C’est dans le poil fraîchement débité que sans le savoir se logent des forces salvatrices. Il faut aller vite, elle peut déménager la charge ondulatoire électrique, changer de camp sans avertir.
Là, juste posé sur la terre, le tapis de cheveux déclenche le processus immédiatement et n’a pas le temps de filer ailleurs que dans son mouvement ascendant. Les ions défoncés au potassium s’enfilent dans les fibres et vont livrer leur cargaison d’énergie juste au droit du fion des citrons, et de surcroît ils trucident tous les néfastes pendant leurs assauts fiévreux, Armand est catégorique, la preuve les citrons à l’échelle dix devant nos yeux. C’est la fraîcheur pileuse qui est essentielle et c’est gratuit le Soleil dans les cheveux. C’est un Égyptien le Fournier, pour le coup il vénère le dieu unique. Le Soleil se déverse même l’hiver sur toutes les têtes. Bien sûr il y a les chapeaux et les bonnets, mais en moyenne le cumul reste favorable. Les chauves ne sont pas mentionnés, des dangereux ceux-là, mais une minorité dit-il…
— Alors comme les racines sont en négatif ionique, toute l’énergie des ions positifs est récupérée et remonte dans les fruits. On a compris… Armand se calme, il va conclure et revenir à plus concret.
— Ah, bien sûr qu’il faut arroser et à heures fixes.
Il regarde le vieux qui se cramoisi dans le velours luisant. En réalité, lui c’est un gardien du temple dont le confort ne doit dépendre que de son assiduité et de sa constante application pour appliquer des remèdes jardiniers. C’est le prix pour résider dans ce box de luxe, veiller sur les citrons et sur la seule orange de l’autre pot, cette dernière aussi atrophiée, anormalement géante.
Le règlement pour conserver le privilège de résider dans le box de prince est strict. Le vieux doit même se lever les nuits de pleines lunes, celles qui s’opposent à la première ligne des troupes d’ions ascendants, c’est dans tous les bouquins que la pleine lune est malfaisante
— As-tu arrosé à dix heures vingt ?
Car le planning d’arrosage et de renouvellement des cheveux dépend des saisons et de la cartographie astrale. C’est très technique de faire pousser des fruits géants, il faut arroser selon un horaire qui varie avec le ciel. Pour l’assistant-jardinier, c’est du boulot.
— Ne me fout pas l’expérience en l’air hein ? Ce serait criminel.
On n’en doute pas, un oubli serait fatal pour l’ancêtre de service, il se retrouverait vite fait aux soutes pour atteinte à la vie des futures récoltes et compromettre la survie de la planète.
On ose poser la question sur la logistique. Il s’y attendait Monsieur Fournier.
— Des cheveux coupés de frais ? Mais j’ai mon réseau de contributeurs, ils me ramènent des sacs de cheveux du jour même ! Tout est là, des cheveux frais du jour.
Un cycle économique sans faille presque gratuit, car bien sûr il devait bien avoir une petite compensation aux livraisons de poils, un petit billet. C’était les gamins du quartier qui assuraient la collecte des cheveux à la grande joie des coiffeurs qui se débarrassaient de leurs saletés dont dépendait l’espoir de nourrir les futurs milliards de citoyens de la Terre.
— Bientôt je ferais des essais avec des poils d’animaux, mais c’est moins régulier que le poil d’homme, vous savez cela, les bêtes on reste tributaire des périodes de tonte.
Donc pour que la production soit continue, c’est plus compliqué il n’y a pas de doute. Enfin nous on n’ose plus solliciter d’Armand un complément d’information, d’autant qu’il entame la dernière partie de son récital et il vibre, les larges plis de son pantalon dansent pendant que ses bras parcourent toute la plante. Son visage est vermeil de plaisir, il a trois spectateurs qui ne contestent pas. Nous acquiesçons par-ci par-là au fil de ses déclarations surtout pour ne pas l’interrompre, ce serait dangereux et comme il nous doit quelques dollars pour le boulot, on ne voudrait pas qu’il nous colle une amende. On laisse filer son concert, mais on ne demande pas de rappel non plus, on veut fuir.
Plus tard, après avoir ramené le meuble vers la boutique, Armand nous ayant abandonnés, il nous a fallu du temps pour remettre tout en place dans nos têtes.
Le fait qu’Armand puisse avoir des marottes, cela n’était pas trop grave, maintenant nous allions rejoindre la cohorte des moqueurs du quartier, c’est tout. Mais les visages des vieux restaient là à nous regarder. Les économistes pouvaient bien se défoncer, proposer des petits logements familiaux avec plein d’électroménagers, la voiture sur le gazon devant le garage, rien de tout cela n’était assez puissant que ce désir accroché comme une tique en nous, désir qui nous transforme en prédateur du premier type croisé au hasard sur un trottoir. Alors c’est qu’aux deux extrémités du mécanisme quelque chose était en trop ou au contraire manquait. Il fallait trouver quoi et ce n’était pas pour tout de suite. Ce soir-là, Prévost et moi avions presque honte d’avoir un boulot, pourtant pas bien reluisant. En ayant honte, nous pensions être solidaires de la misère. À cet instant nous n’avions que cela.
Bouffer ce soir aurait été indigeste. Alors on a bu.
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